Si Dieu choisit « entre tous et pour jamais » (Damas II, 23) les hommes fidèles à sa voie, afin qu'ils fassent connaître le bien jusqu'aux extrémités de la terre, il choisit de même ceux qui propagent l'impiété. Non point pour qu'ils enseignent le mal, mais afin qu'ils pâtissent en exemple : « Dès le sein maternel, [il] les [a] réservés pour le Jour du massacre (...) pour exercer contre eux des jugements grandioses. » (Hy. XV, 19). De Dieu en effet « procède la voie de tout vivant » (Ibid. 22). Lui seul donne le choix qui sauve (Mt. XIX, 25).
L'idée de la prédestination des Saints est aussi présente dans la Règle de la Communauté : « Car c'est à Dieu qu'appartient la justification. » (Règle XI, 10). Le recueil des Hymnes précise : « Je t'ai aimé généreusement et de tout mon cœur et de toute mon âme (...) Et moi, je sais, grâce à ton intelligence, que ce n'est pas dans la main de la chair qu'est [la justice de l'homme] [et] que l'homme [n'est pas] le maître de sa voie et que les humains ne peuvent affermir leurs pas. Et je sais que c'est dans ta main qu'est le penchant de tout esprit, [et que la voie de chacun, ainsi que sa visite], tu les as disposées avant de le créer ; et comment personne pourrait-il changer tes paroles ? » (Hy. XV, 10-14). Le juste est prédestiné à s'attacher à l'Alliance. Par la miséricorde divine, « il relâche toute la détresse de son âme pour (posséder) le salut éternel et la paix perpétuelle et indéfectible » (Ibid. 16).
- « Or nous savons que Dieu fait concourir tout au bien de ceux qui l'aiment, de ceux qui sont appelés à dessein, car ceux qu'il a connus d'avance, il les a aussi déterminés d'avance, conformés à l'image de son fils pour que celui-ci soit le premier né de beaucoup de frères. » (Rm. VIII, 28-29)
Au fur et à mesure que l'on avance dans une lecture attentive de la correspondance de Paul, l'on comprend qu'il est impossible d'en pénétrer le sens si l'on ignore la part du dialogue qui se noue entre l’apôtre, les Saints de la Communauté et les Nazaréens. Paul a certainement reçu l'évangile « par un dévoilement de Jésus Christ » (Ga. I, 12). Tout aussi probablement a-t-il formé sa pensée dans la tradition essénienne. Les années d'effervescence s'écoulent au désert, non dans la Communauté nazaréenne de Jérusalem (Ga. I, 17). Paul n'invente pas le déterminisme, pas plus que la justification par la grâce ou encore l'esprit saint. Tous les concepts sont là, présents dans la Règle de la Communauté et les ouvrages de la bibliothèque de Qoumrân. Il suffit d'en modifier la perspective en ne regardant plus Dieu que de l'intérieur de l'homme. Toute l'originalité est en ce déplacement. Elle est majeure. En déménageant Dieu du Sinaï ou du Temple, Paul a personnalisé l'homme pour une aventure céleste qui ne va pas sans renverser le monde, ici et maintenant, pour le temps qui reste. De même que l'on doit reconnaître un gros substrat sous la pensée de Paul, l'on doit comprendre que le monde qu'il parcourt n'est pas non plus vide de communautés. Vouloir lui attribuer une organisation communautaire bien réglée, tandis qu'il a la conviction de vivre les derniers jours du monde, procède du même préjugé qui voudrait que l'apôtre surgisse d'une génération spirituelle spontanée.
Depuis la chute d'Adam, l'homme connaît la fatalité de la génération (Rm. V, 12). Incarné en une nature psychique dominée par la loi du péché, l'homme est prédéterminé au mal, dès l'instant de sa conception. Dans l'enseignement de la Communauté, Dieu donne à chacun sa part d'esprit de justice et d'égarement (Règle IV, 24). Chacun reçoit le mélange qui le détermine particulièrement. Dans la pensée de Paul un corps identique en sa propension à faire le mal, échoit à chaque homme. La loi du péché, qui réside en ses membres, appelle à la convoitise universelle des nourritures terrestres. La grâce touchera cependant les uns, non les autres. Elle leur donnera l'intelligence de l'esprit. Les premiers connaîtront la liberté du discernement qui les libérera de la fatalité de l'incarnation, tandis que les seconds demeureront soumis au pouvoir de Satan.
Paul exploite un enseignement de la Communauté des Saints afin d'établir une nouvelle chaîne de causalité. Chacun sait que Dieu connaît les Saints de l'Alliance : « Avec exactitude
L'on voit que la prédétermination revêt chez l'apôtre une nécessité rhétorique qui ajoute à la logique du discours. Cependant, l'enjeu enlève la puissance à l'idée de prédestination. En effet, Paul dit aux Saints : vous êtes connus de Dieu (Ibid. 29) et vous prenez la bonne part du dessein de Dieu. J'en accepte l'augure. Mais vous êtes dans l'erreur si vous ne comprenez pas que Dieu vous appelle à la Communauté du Christ (Ibid. 30). Le désaccord des premiers concernés relativise nécessairement la démonstration. Que devient en effet la prédétermination des Saints qui n'accomplissent pas la volonté de Dieu qui les détermine ? Il semble bien que dans le paradoxe réside la question. Et l'art rhétorique de l'apôtre se dévoile.
Paul rejoint le Maître de Justice en sa conviction, quant à la prédisposition de certains hommes, « les prédes[tinés] de justice » (Liturgie Angélique 25), à l'élection divine (Rm. I, 1) :
- « Toi seul, tu as [créé] le juste, et dès le sein maternel tu l'as fondé pour le moment de la bienveillance afin qu'il soit gardé dans ton Alliance et qu'il marche en toute
et qu'il [progresse] sur elle grâce à l'immensité de ta miséricorde et qu'il relâche toute la détresse de son âme pour (posséder) le salut éternel et la paix perpétuelle indéfectible. » (Hy. XV, 14-16)- « Quand celui qui m'avait mis à part dès le ventre de ma mère et qui m'avait appelé par sa grâce a trouvé bon de dévoiler son fils en moi pour que je l'annonce aux nations. » (Ga. 15-16)
L’aptitude pneumatique, ou le penchant vers la vérité de Dieu est d'autant plus décelable chez les hommes intelligents (Rm. 1, 20), que la loi de l'esprit peut parfois être discernée en leurs pensées et leurs consciences, sans qu'ils n'aient jamais eu connaissance de la révélation du Christ (Rm. II, 15). Selon le Livre d’Hénoch, la prédestination se trouve inscrite sur les tablettes célestes : « "Regarde, Hénoch, ces tablettes célestes, lis ce qui y est écrit et apprends-en tout le détail." J'ai regardé les tablettes célestes, j'ai lu tout ce qui était écrit et j'ai tout appris. J'ai lu le livre de tous les actes des hommes, de tous les enfants de la chair (vivant) sur la terre, jusqu'à la génération finale. » (1 Hén. LXXXI, 1-2).