« Car ceux de la chair tendent à ce qui est de la chair et ceux de l'esprit à ce qui est de l'esprit. Or la chair tend à la mort et l'esprit tend à la vie et à la paix. C'est pourquoi la chair tend à haïr Dieu, car elle ne se soumet pas à la loi de Dieu, elle ne le peut pas. » (Rm. VIII, 5-7)
Afin que le Christ ne tombe au cœur de la dualité, le Père lui évite de venir au monde par la génération d'Adam (1 Co. XV, 45). Il est donc revêtu d' « une sorte de chair » (Rm. VIII, 3) (Asc. Is. IX, 13) ; de manière que son être au monde ne subisse point la loi du péché. Le Christ « qui ne connaît pas le péché » (2 Co. V, 21) (Test. Rub. II-III) ne peut être mortel, puisque la mort est liée au péché (Rm. V, 12). Sinon, il y aurait un lieu et un moment dans l'histoire de l'incarnation où Dieu se confondrait avec le principe de la matière destructible. Or, il n'y a point de mélange en Dieu. Mais pour que le Christ ressuscite, il faut bien qu'il meure et, par conséquent, qu'il soit pécheur sans l'être (2 Co. V, 21), puisque la mort procède du péché. Par le choix qu'il fait de ne pas échapper à la malédiction d'une mort subite (« karet ») et, par conséquent, de se conformer à la volonté agissante du vrai Dieu, son Père (Rm. VIII, 3), le Christ peut laisser croire à ses ennemis que la volonté de Yhwh s'est effectivement exprimée selon le juste jugement de la Torah, voire de l'ordre établi par l'Empire.
Nous avons déjà relevé la parenté de l'Ascension d'Isaïe (fin Ier s. -début IIème s.) avec la pensée paulinienne : « Il descendra donc aux derniers jours, le Seigneur qui doit être appelé Christ après qu'il sera descendu, et qu'il sera devenu conforme à votre aspect, et qu'ils croiront qu'il est chair et homme [Rm. VIII, 3]. Et le dieu de ce monde s'élancera par la main de son fils, et ils porteront leurs mains sur lui et le suspendront au bois, sans savoir qui il est [1 Co. II, 8]. » (Asc. Is. IX, 13).
La bonne lecture du « langage de la croix » (1 Co. I, 18) révèle, à celui qui l'entend, que la chair n'a point de part au règne de Dieu (1 Co. XV, 50) ; qu'il n'y a point d'accès possible à la vie éternelle sans que le corps ne soit déposé. Jésus n'a pas attendu la fin naturelle de ce qui aurait pu apparaître comme une vie d'homme, dans le but de révéler toute la signification de son engagement.
Tout converti doit aussi crucifier son corps (psychique) (Rm. VI, 6) (Ga. II, 19). Il prépare son heure en accomplissant la « loi de l'esprit » (Rm. VIII, 2) jusqu'à atteindre la complétude (Rm. VIII, 4) qui, dès ici-bas, le dégage des convoitises du corps pour l'attacher aux ardeurs de l'esprit (Ibid. 4) (Ga. V, 16-18). Point de compromis possible pour l'homme. Son choix est entre la vie ou la mort. La voie spirituelle s'écarte inéluctablement de la voie psychique (Rm. VIII, 5). Si les corps étaient de facture divine, il n'eût point été inconvenant que le Christ fût un vrai homme. Il eût été un modèle parfait en son corps comme en son esprit. Mais il n'est aucune perfection possible pour un corps qui se meurt.
La dualité entre le Psychique et le Spirituel s'inscrit dans les relations sociales. Le premier ne peut nullement se soumettre à la loi spirituelle qu'il ne connaît pas (1 Co. II, 14). Il éprouve de la haine pour ce dieu qui le dérange, autant que pour les hommes spirituels (Rm. VIII, 7), si étrangers à son mode d'être. Cette animosité des contraires se trouve dans la lutte entre les deux esprits. Selon la Règle de la Communauté : « [Dieu] a mis une haine éternelle entre leurs (deux) classes » d'hommes (Règle IV, 17). Néanmoins, chez l'apôtre, la haine n'a qu'un sens (celui du corps vers l'esprit). Elle croise l'amour (Rm. XII, 20).
L'intensité de la relation d'amour semble dépendre également du prochain. Le Juste enseigne que l'amour n'est jamais distribué que selon « l'abondance [du] partage » de chacun (Hy. XIV, 19), c'est-à-dire, selon la part que « l'esprit de vérité » (Règle IV, 21) occupe en l'homme (Ibid.16). La part de « l'esprit de perversité » (Ibid. 20) n'appelle que la haine : « A la mes[ure de la folie d'un chac]un, [je] le [haïrai], et, selon que tu l'éloigneras, ainsi je le détesterai. » (Hy. XIV, 20-21). La Règle assurément n'engage à aimer que « les fils de lumière » (Règle I, 9).
Paul ne dit pas si le Spirituel éprouve un amour paradoxal envers le Psychique. Lorsqu'il exhorte : « Tu aimeras ton proche comme toi-même » (Ga. V, 14), il s'adresse en effet à des « frères » (Ibid. 13), dans le cadre d'une fratrie. Egalement, lorsqu'il proclame la prééminence de l'amour sur tout autre don de l'esprit, il demeure dans le contexte de la relation spirituelle communautaire (1 Co. XIII). Au demeurant, Paul affirme clairement que l'amour dont il parle est d'ordre spirituel, qu'il participe à l'éternité (Ibid. 8) et à la vie céleste (Ibid. 10). La relation d'amour pur participe d’un échange spirituel (Rm. XV, 30) qui ne peut s'établir qu'entre convertis. Il peut donc difficilement constituer une réponse claire à la haine puisque celle-ci ne saurait ni le recevoir, ni le comprendre.
« L'ennemi » (Mt. V, 44) pour lequel les Memoria enseignent qu'il faut prier, n'est jamais que l'adversaire en Israël, celui qui poursuit et persécute, mais qu'il faut convertir. Il se trouve parmi « les gens de [la] maison » (Ibid. X, 36). L'on ne prie nullement Dieu pour l'ennemi extérieur, sinon pour qu'il le donne à fouler aux pieds. Mais l'Israël de Paul s'est élargi aux dimensions de la terre.
Néanmoins, l'apôtre n'appelle pas véritablement à aimer l'ennemi : « Mais si ton ennemi a faim, donne-lui à manger ; s'il a soif, donne-lui à boire. » (Rm. XII, 20). L'enseignement témoigne d'un acte de compassion qui s'attache à la non-violence. Il n'est pas un acte vrai de l'amour, lequel ne pourrait être que partagé dans la communion du même esprit. Cependant, contrairement à l'exigence du Juste, la haine n'a point sa place dans la pensée de l'apôtre, sinon l'attention charitable. A la différence de l'amour pur, cette dernière peut trouver ici son intérêt, puisqu'elle contribue à l'édification de chacun par l'acte gratuit qu'elle détermine (Ibid. 20).
Lorsque Paul demande aux convertis de ne point rendre « le mal pour le mal » (Ibid. 17) et d'être « en paix avec tous les hommes » (Ibid. 18), l'on comprend qu'il cherche aussi à engager le plus grand nombre sur la voie d'une nouvelle conversion (Ibid. VI, 17). « Hillel disait : Sois d'entre les disciples d'Aaron qui aimait la paix ; poursuis la paix, aime les créatures et amène-les à la Torah. » (Pirqé Avot I, 12).
Selon le même principe de l'amour partagé, « ceux de la chair » (Rm. VIII, 8) ne peuvent plaire à Dieu et, donc, entrer en cette vie de l'esprit qu'est l'amour. Dieu n'a connu « d'avance » que les Spirituels (Ibid. 29). Cela signifie sans doute qu'il ne connaît pas les Psychiques. En effet, lorsque tous les hommes étaient tels, il n'a connu que ceux-là mêmes qui portaient en eux la qualité nécessaire pour répondre à l'appel de l'esprit. Seul « celui qui aime Dieu, celui-là est connu de lui » (1 Co. VIII, 3), précise Paul. Dieu ne peut aimer ceux qu'il ne connaît point et l'homme spirituel ne peut davantage aimer ceux qui n'ont point d'esprit, car il ne connaît « plus personne selon la chair » (2 Co. V, 16). L'Ecrit de Damas parle ainsi de « ceux qui se sont écartés de la voie et ont pris en horreur le précepte » (Damas II, 6) : « Car Dieu ne les a pas choisis dès autrefois,
L'Ecrit de Damas oppose la génération de la chair à la génération de l'esprit saint. Si l'on retrouve certes une nouvelle fois les fondements de la pensée paulinienne dans la tradition essénienne, la signification est encore différente. Comme chez Paul, ceux de la chair sont aussi ceux qui n'ont point l'esprit ; ceux qui ont l'esprit sont pour les Esséniens ceux qui ont l'intelligence de la Torah. Ils n'attendent point que leurs corps soient crucifiés et rendus au néant, mais qu'ils soient purifiés, afin de plaire à Dieu (Règle IV, 20-22). (voir le corps comme objet de bénédiction dans la tradition : Sifré Nb. VI, 24).