Il semble pourtant que Paul fut amené à défendre durement son interprétation de l'avènement de Jésus et de la crucifixion (Ga. III, 1). Probablement il dût monter à Jérusalem afin de protéger l’œuvre de l'esprit (Ga. II, 5). Quoi qu'il en dise, il a certainement besoin d'un laisser-faire de la part des apôtres. L'adversité est dure sur le terrain des missions. Paul n'a probablement pas l'avantage. Il n'a pas la légitimité que donne la parenté avec Jésus ou encore l'appartenance au cercle de ses disciples. La menace vient d'une volonté de ses adversaires de « retourner l'évangile » de liberté (Ga. I, 7), en imposant à tous la circoncision comme marque de l'esclavage (de la Torah) (Ga. II, 3-4). Paul affirme qu'il est sorti vainqueur de la controverse de Jérusalem ; ou tout au moins qu'un pacte a été scellé entre lui-même d'une part, Jacques, Képhas et Jean d'autre part. Le territoire de mission s'est trouvé délimité : « Nous (Paul et Barnabé) pour les nations, et eux pour les circoncis. » (Ibid. 9). La contre-partie étant de collecter des fonds auprès des Hellènes au profit « des Pauvres » de la Communauté nazaréenne de Jérusalem (Ibid. 10).
Cet accord représentait certainement un pis aller pour les parties. L'on peut penser que le territoire de mission laissé à la pratique de la Torah ne pouvait représenter pour Paul que la part du feu (pour parler juste). Il ne semble pas qu'il ait véritablement une grande estime pour la mission de ses adversaires « qui passent pour être les colonnes » (Ibid. 9). Siméon le Juste (probable Grand prêtre au commencement du IIIème s. av. J.C., le Pirqé Avot le présente comme l'un des survivants de la Grande synagogue) disait : « Le monde est établi sur trois choses : la Torah, le culte, les œuvres de charité. » (Pirqé Avot I, 2) (voir 2 Ch. XXXI, 21). La déclaration signifie que l'étude et l'accomplissement de la loi sont essentiels à l'édification et au maintien de la vie dans le monde créé. La pratique fidèle de la Torah soutient l’œuvre de Yhwh.
Paul semble reprendre de façon ironique l'image des trois colonnes sur lesquelles le monde repose. Peut-être même peut-on rapprocher les figures respectives de Jacques, de Jean et de Pierre de chacun des concepts que décline Siméon le Juste. Rappelons toutefois que « le Conseil de la Communauté [est constitué de] douze hommes et trois prêtres, parfaits en tout ce qui est révélé de toute la loi, pour pratiquer la vérité et la justice et le droit et la charité affectueuse. » (Règle VIII, 1-2). Suivant une organisation proche de celle de la Communauté essénienne, la Communauté nazaréenne semble également se donner trois « colonnes » pour veiller sur la Torah et la Règle qui en édicte les décrets d'application.
A Antioche, Paul s'est opposé à Képhas qui s'est rangé du côté de Jacques, pour le zèle envers la Torah contre l'infidélité paulinienne. Les Hébreux se sont en effet séparés des Hellènes au moment des repas sur la pression des « gens de Jacques » (Ga. II, 12) :
« Et toi, mon fils Jacob, rappelle-toi mes paroles et garde les instructions d'Abraham ton père. Sépare-toi des nations, ne mange pas avec elles, n'agis pas selon leurs manières, et ne deviens pas leur semblable, car leurs actes sont impurs et toute leur conduite est souillée, immonde, abominable. » (Jub. XXII, 16)
« Mais quand Képhas est venu à Antioche, je lui ai résisté en face, car il était à blâmer. » (Ga. II, 11)
Paul s'est alors trouvé isolé, sans même Barnabé pour le suivre (Ga. II, 13). L'on peut penser que l'apôtre a lui-même enfreint le pacte de Jérusalem. Se partager le territoire de mission signifie tout le contraire d'un mélange des genres. La proclamation évangélique de Paul dans le monde Hellène n'avait guère de conséquence pour les Hébreux. Au contraire, mieux vaut pour la paix que les Grecs craignent Dieu (Ant. bib. III, 11-12). Mais en mélangeant les Hellènes convertis aux zélateurs de la Torah, l'apôtre contrarie ces derniers dans leurs obligations légales.
La Règle de la Communauté prévoit que tout nouveau converti « ne touchera pas au banquet des Nombreux qu'il n'ait achevé une seconde année au milieu des membres de la Communauté. » (Règle VI, 20-21). La proximité que nous constatons entre la Communauté des Saints et la Communauté des Nazaréens nous laisse penser qu'une telle période de probation a pu également constituer la règle sans pour autant qu'elle vienne modifier les obligations de pureté traditionnelles pour chacun. Mais surtout, il n'est pas de converti qui ne se soit pas engagé conformément à la loi de Moïse (Règle V, 7-9) (Mt. V, 18-19) ; qui ne se soit pas définitivement résolu à se séparer des impies (Ibid. 10-11). Lorsque Hébreux et Hellènes sont mélangés pour le repas communautaire, les premiers contreviennent à la Règle. Pour ceux de Jérusalem, le rapprochement des Goyim (incirconcis) craignant-Dieu, pour autant qu'il soit souhaitable, dans l'attente de leur véritable conversion, ne peut aller jusqu'à dévoyer les Nazaréens hors de leurs obligations légales.
« Voyant que l'évangile m'était confié pour les prépucés, de même qu'à Pierre pour les circoncis (car celui qui a fait de Pierre l'apôtre des circoncis à fait de moi l'apôtre des nations). » (Ga. II, 7-8)
Les versets 7-8 semblent très suspects. « Képhas » devient « Pierre » dans les deux occurrences de la désignation de l'apôtre ! Ce serait le seul endroit des lettres (considérées comme authentiques) où Képhas serait appelé Pierre par Paul.
Képhas est la transcription du surnom araméen « Kefa » (roc). La désignation grecque « Petros » ne semble pouvoir être que postérieure, dans le but de traduire et de faire comprendre à des Hellènes la signification édifiante attribuée au surnom (voir Mt. XVI, 18). Paul ne peut être concerné par cette révélation du concept fondateur que porte le surnom, sinon pour en contester le bien fondé.
Le verset Ga. II, 9 indique que le pacte de Jérusalem (et non le Christ contrairement au v. 8) convient que Jacques, Képhas et Jean (et non Képhas seul contrairement au v. 7) s'emploieront auprès des Hébreux. Il semble bien que nous nous trouvions manipulés par une interpolation, qui vise à situer Pierre parallèlement à Paul et à lui donner une importance majeure par rapport aux deux autres « colonnes », Jacques (auprès de qui il est obéissant : Ga. II, 12) et Jean. L'on ne peut qu'inférer de la distorsion des versets 7-8, avec le texte qui les inclut, qu'ils sont interpolés dans le but de valoriser Pierre, autant que d'inviter à voir une entente cordiale dans le projet de mission, là où nous ne rencontrons qu'opposition. Cette falsification du texte contribue à dissimuler l'originalité de la pensée de Paul (autant sans doute que la conformité de Pierre à la Torah).
L'apôtre refuse que l'on puisse se recommander de Képhas ou de lui-même (1 Co. I, 12), ruinant du même coup l'idée acceptée d'un parti des Hellènes et d'un parti des Hébreux. L'on comprend que ceux de la circoncision, qui peuvent tout autant être des Prosélytes (1 Co. VII, 18), se recommandent de Képhas, c'est-à-dire de la conversion à la loi de Moïse ; tandis que les convertis de l'évangile se réclament de la liberté de conscience. Le refus paulinien de la séparation est nécessairement le refus de la Torah ; puisque le premier objet de celle-ci est précisément de séparer. Ici réside l'impossibilité du compromis de Jérusalem (Ga. II, 11) et le malentendu qu'il porte. En effet, pour les tenants de la Torah, la séparation d'avec les Hellènes leur garantit leur propre fidélité à Dieu. Pour Paul, la séparation lui donne du champ ; mais la liberté ne peut que se heurter au mur qui la limite.
Afin de montrer son indépendance, Paul rapporte qu'il n'a jugé bon de rencontrer le cercle des (premiers) apôtres (Ga. I, 17), que trois ans après que Dieu lui a dévoilé son fils. Il est bien entendu qu'il n'a alors rencontré Képhas que dans le but de le connaître (Ibid. 18), non point pour acquérir savoir ou injonction. L'on voit encore qu’en Ga. II, 9, Paul refuse de voir en Képhas une colonne qui soutiendrait le monde. En Ga. II, 11, il affirme qu' « [il] lui a résisté en face, car il était à blâmer. » Il l'a même déconsidéré « devant tous » (Ibid. 14). Dans la polémique qui l'oppose à ceux qui ne le reconnaissent point tel un vrai apôtre, Paul retourne la politesse, en déclarant qu'ils n'ont à faire, quant à eux, qu'à de « faux apôtres » (2 Co. XI, 13). Il revendique le même « droit » que Képhas, nommément désigné, lorsqu'il s'agit du jugement porté sur la compagnie d'une femme (1 Co. IX, 5). En un seul moment Paul valorise Képhas : lorsqu'il rapporte qu'il fut témoin de la résurrection du Christ (1 Co. XV, 5) ; mais dans le but d'apporter la preuve de la connaissance dont lui-même fut gratifié (Ibid. 3) et d'ajouter que, plus que Képhas et que tout autre, la grâce de Dieu l'a animé (Ibid. 10).
L'origine pétrinienne de la falsification des deux versets nous semble très probable, après la mise sous voile des femmes (1 Co. XI, 2-16), l'injonction qu'elles se taisent (1 Co. XIV, 33b-35) et la soumission des convertis aux pouvoirs établis (Rm. XIII, 1-7). Tandis que ces derniers arrangements cherchent à masquer l'anarchisme éclairé de l'apôtre (1 Co. VI, 12) (Ga. V, 13), le partage de la proclamation entre « Pierre » et Paul contribue à gommer l'altérité paulinienne et participe d'une claire volonté de falsifier l'originalité de l'évangile (paulinien).