Dans l’affrontement intellectuel des critiques trois hypothèses ressortent :
1) Tant que l’on adhérait à l’enseignement théologique qui faisait de Moïse l’auteur unique du Pentateuque, on voulait penser que l’ouvrage se composait de fragments documentaires mis en forme. A l’évidence, ce n’est pas le cas. Par exemple, l’épisode des cailles et de la manne au désert se retrouve en Exode XVI et en Nombres XI ; Moïse monte avec Aaron au Sinaï en Exode XIX, pour y recevoir le Code de l’Alliance, mais en Exode XXXI, il y est seul, tandis qu’Aaron consacre le veau d’or (probablement à Rê-Horakthy) ; Yhwh demande à Moïse de lui faire un autel de terre en Exode XX, tandis qu’en Deutéronome XXVII, il s’agit d’un autel de pierres.
2) Afin de sauver la croyance en Moïse, on parla d’une trame originelle à laquelle des documents épars auraient été réunis en vue de compléter le récit. Cependant, ces documents présentent chacun une telle unité théologique que l’on ne peut favoriser l’authenticité de l’un au détriment des autres.
3) L’hypothèse la plus rationnelle consiste donc à reconnaître les quatre sources majeures et diverses du Pentateuque. Elle est bâtie sur l'étude des doublets dans les récits et les lois, des variations lexicales, des coupures. Par exemple, en Exode XXVII, la bénédiction d’Isaac vient couper l’expression de la pensée amère d’Isaac et de Rébecca à la suite du mariage d’Esaü avec Judith la Hittite (fin Exode XXVI) dont on lit la reprise au dernier verset d’Exode XXVII.
Cette dernière hypothèse, largement reprise par l’exégèse contemporaine, répond à ce que l’on peut connaître des stratégies politiques d’Israël, développées jusqu’à l’établissement des régimes monarchiques, et rend compte de l’influence prophétique contraire.
Nous voyons comment les trois sources majeures du Pentateuque modèlent
la religion des patriarches, afin de l’identifier à la
religion d’Israël. Chacune à sa façon, elles
normalisent l’histoire. Hors de toute vraisemblance, elles affirment
que Moïse vénérait le même dieu qu’Abraham.
Les traditions E et P arrangent les choses sans façon : Dieu
change de nom ! Il changera de même le culte qui doit lui être
rendu !
La source E rassemble des traditions et des légendes du nord
de la Palestine. Certaines ont également un caractère
archaïque, comme la légende du combat de Jacob contre Elohim
(Gn. XXXII). La source E semble venir s’insérer dans le
récit J pour ajouter des compléments documentaires, au
risque de nombreuses redondances et contradictions. Elle porte des valeurs
morales plus affinées et dévoile une relation de pensée
avec le mouvement prophétique. Les éléments constitutifs
de la source E ont probablement été rassemblés
aux temps des prophètes Amos et Osée (milieu du VIIIe
siècle av JC).
Dès le cycle d’Abraham, nous voyons que les deux sources
J et E déroulent deux récits comparables. La critique
en a tiré l’idée que les deux traditions remontent
vraisemblablement à une source primitive commune contenant l’essentiel
du patrimoine légendaire.
Les écrits de P portent l’empreinte de l’arrangement
des sources que nous venons de considérer. Il revêt un
caractère sacerdotal. Cette mise en forme des textes bibliques
semble dater de la fin de l’exil de Babylone (deuxième
moitié du VIe siècle av JC).
La composition des mythes et légendes dans un recueil biblique traditionnel, qui date du VIe siècle av JC, ne nous autorise à comprendre l’invention ou la reconstruction de l’histoire qu’à partir de la théologie alors dominante. Il s’agit d’une époque où Israël se présente déjà comme un peuple issu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, auxquels le dieu du ciel et de la terre a promis l’élection et la terre de Canaan. L’histoire des patriarches répond à « une vérité » théologique et non historique !
La rédaction P crée un alignement chronologique du récit. Elle l’arrange en concevant un ensemble d’éléments biographiques qui donnent vie aux patriarches. Les chapitres XVII et XXIII lui sont généralement attribués en totalité. Il s’agit, pour le premier chapitre, de l’alliance avec Abraham : « Je suis El-Shaddaï ! Marche en ma présence et sois parfait ! » (Gn. XVII, 1). Elohim assure le patriarche d’une descendance multiple, d’une terre à posséder et lui impose la circoncision. L’annonce d’Isaac (fils à naître de Sarah) est préparée par les incises du chapitre précédent (Gn. XVI, 3 et 16). Il s’agit, pour le second chapitre, de l’acquisition de la grotte de la Makpélah, afin d’y déposer le corps de Sarah. Ce sera le lieu désignant la sépulture des patriarches.
Remarquons que P fait erreur lorsqu’il dit que « les fils de Hêth », c’est-à-dire les Hittites, sont les premiers habitants de Canaan !
En grande partie, l’histoire patriarcale est donc formée d’un assemblage des sources documentaires J et E. Par exemple :
Récit J : Abraham et Sarah descendent en Egypte (Gn. XII, 10 – XIII, 1). Présentée comme la sœur d’Abraham, Sarah est emmenée à la maison de Pharaon, avant que ce dernier ne se ravise et ne rende la femme, afin d’être délivré des plaies dont il est frappé.
Récit E : Abraham et Sarah descendent à Gerar (entre Gaza et Bersabée) (Gn. XX). Présentée comme la sœur d’Abraham, Sarah est prise par Abimélech, roi de Gerar, avant que ce dernier, prévenu par un songe qu’il était en danger de mort, ne rende la femme à Abraham.
Nous comprenons l’interpénétration des deux récits légendaires.
Le récit J rapporte l’alliance d’Abraham et d’Abimélech à Bersabée. Le patriarche plante un tamaris et invoque le nom de Yhwh (Gn. XXI, 22-34). Nous retrouvons la source J dans un récit qui semble répéter un précédent, où nous voyons Isaac venir à Bersabée proposer une alliance à Abimélech (Gn. XXVI, 12-33).
Nous retrouvons au chapitre XXVI le parallèle des deux épisodes ci-dessus : « Isaac alla à Gerar vers Abimélech, roi des philistins. » (Gn. XXVI, 1). Il s’agit de la source J ; mais nous voyons que les événements se déroulent à Gerar, chez Abimélech, suivant une information qui provient de la source E. Nous comprenons que le rédacteur de la source J peut utiliser la source E : « Il y eut une famine dans le pays » annoncent les deux textes à l’identique (Gn. XII, 10 et XXVI, 1). Une précision est cependant ajoutée pour la seconde occurrence : « Outre la première famine qui avait eu lieu aux jours d’Abraham. »
Certes, il se pourrait qu’il en fût ainsi. Mais n’oublions pas que « les faits » rapportés se sont déroulés dix siècles auparavant ! Ce sont assurément les récits légendaires qui s’interpénètrent et non « les faits » qui se répètent.
Notons au passage l’anachronisme qui fait du sémite Abimélech un roi philistin !
Récit J : Abraham engendre Ismaël par la servante égyptienne Hagar qui, renvoyée par Sarah, s’enfuit au désert où, près d’une source, elle rencontre l’Ange de Yhwh qui la réconforte (Gn. XVI, 1-14).
Récit E : Après avoir enfanté Isaac, Sarah demande
à Abraham de chasser Hagar et son fils. Ils errent dans le désert
de Bersabée où Elohim leur donne à boire et les
réconforte (Gn. XXI 6-21).
Nous retrouvons deux récits légendaires interpénétrés.
Les récits sont interrompus par l’insertion de la saga de quatre rois venus d’au-delà de l’Euphrate, sur lesquels il est dit qu’Abraham remporte une grande victoire. C’est alors qu’il rencontre Melchisédech, roi de Salem et prêtre du Dieu Très-Haut (Gn. XIV). Le chapitre semble n’appartenir à aucune des sources que nous avons reconnues. Il en est de même du chapitre XV qui relate l’alliance de Yhwh et d’Abram différemment du chapitre XVII que nous attribuons à la source P : « Je suis Yhwh, qui t’ai fait sortir d’Ur des Chaldéens pour te donner ce pays en possession. » (Gn. XV, 7)
L’on reconnaît que la narration du sacrifice
d’Abraham provient largement de la source E d’après
l’usage du nom divin Elohim (Gn. XXII).
Le chapitre XXI mélange J et P dans les cinq premiers versets.
L’institution de la circoncision appartient en effet à
la source sacerdotale P (Gn. XVII, 10-14). Le récit E se retrouve
du verset 6 au verset 21 où l’expression courante «
en ce temps-là » crée le raccord.
De la source J provient le chapitre XXIV qui narre l’envoie
du serviteur d’Abraham en quête d’une femme pour Isaac
: « Je suis le serviteur d’Abraham. Yhwh a grandement béni
mon maître et il est devenu riche : Yhwh lui a donné du
petit bétail et du gros bétail, de l’argent et de
l’or, des serviteurs et des servantes, des chameaux et des ânes.
» (Gn. XXIV, 35).
La succession des générations arrangée par P se
mêle au récit de J dans le chapitre XXV, qui clôture
le cycle d’Abraham.
Cet entremêlement des sources apparaît assurément
abscons. Il est généralement admis par la critique. La
difficulté réside dans la reconnaissance des différentes
strates de composition. De plus, les questions sur l’identité
des sources sont toujours ouvertes.
Cet aperçu critique nous aide à comprendre que nous nous
trouvons devant un recueil de traditions mythiques et légendaires,
devant un arrangement auquel quelque prêtre du VIe siècle
av JC a mis la dernière main. Il ne saurait prétendre
qu’à « une vérité » théologique.
L’histoire des patriarches est fondatrice d’Israël.
C’est en cela qu’elle gagne sa valeur. Nous n’avons
plus aujourd’hui aucune raison de la considérer comme sacrée,
encore moins de nous l’approprier, jusque dans sa théologie.
La promesse de l'envahissement de Canaan et de la pérennité
du peuple donne une cohérence aux légendes patriarcales.
Elle relie les sagas d’Abraham, d’Isaac et de Jacob : «
Yhwh apparut à Abram et dit : A ta race je donnerai ce pays.
» (Gn XII, 7) ; « Puis Joseph dit à ses frères
: Je vais mourir, mais Elohim vous visitera et vous fera remonter de
ce pays vers le pays qu’il a promis par serment à Abraham,
Isaac, Jacob. » (Gn. L, 24). Ce lien de la promesse accroche le
livre de la Genèse à celui de l’Exode. Il suppose
évidemment que l’installation d’Israël en Canaan
est acquise au moment de la composition du récit. La justesse
de l’oracle s’accorde avec la réalité déjà
là.
Si nous devons considérer que l’espérance de la terre promise et de la postérité possède un caractère archaïque, il faut comprendre que la construction du récit a dû suivre le méandre de l’histoire pour intégrer l’intervalle égyptien. C’est ainsi que E rétablit la cohérence : « Dieu dit à Abraham : Tu sauras que ceux de ta race seront des hôtes dans un pays qui n’est pas à eux, on les asservira et on les opprimera durant quatre cents ans… » (Gn. XV, 13-16). Le récit P légitime le saut de l’histoire en affirmant qu’auparavant, les patriarches n’avaient été que des émigrants de passage en pays de Canaan.
Deux grands cycles épiques déroulent la saga patriarcale. La tradition familiale d’Abraham (Gn. XII- XXV, 11) s’est transmise dans le sud de Canaan. Le clan s’est fixé à la chênaie de Mambré. Elle inclut la geste d’Isaac, elle-même fixée à Bersabée. La légende de Loth (neveu d’Abraham), qui ne se rattache qu’à la source J, rappelle les mythes originels. Elle provient d’une tradition populaire transmise à l’est de la mer de Sel (la mer Morte), dont une catastrophe naturelle pourrait constituer le fondement historique. Il s’agit, en fait, d’un mythe étiologique. Il donne un sens à un événement en expliquant la cause. La destruction de Sodome et de Gomorrhe par Yhwh est légitimée par la perversion des habitants ; de même que le déluge fut justifié comme le châtiment des hommes pécheurs.
La tradition familiale de Jacob et d’Esaü (Gn. XXV, 19-34,
XXVII, XXXII, XXXIII) est marquée par l’opposition des
deux fils d’Isaac. Les deux jumeaux se rudoient avant même
d’être nés. La relation de Jacob avec son frère
est toute empreinte de fourberies. Il le dépouille du droit d’aînesse
avant d’escamoter la bénédiction paternelle. Jacob,
fils aimé de Rébecca, est un pasteur malin qui manie habilement
le mensonge, tandis qu’Esaü, fils aimé d’Isaac,
est un nomade benêt qui vit de chasse et de butin.
Ce sont deux nations que les deux frères incarnent. Si la tradition
confond finalement Jacob et Israël, elle identifie également
Esaü à Edom, l’ancêtre éponyme des Edomites.
Ainsi parla Yhwh à Rébecca : « Deux nations sont
dans ton ventre et deux peuplades de tes entrailles essaimeront : l’une
des peuplades sera plus forte que l’autre et l’aîné
servira le cadet ! » (Gn. XXV, 23). Ce dernier oracle de Yhwh
légitime l’inégalité des conditions de vie.
Il fige les circonstances comme inhérentes à la volonté
divine ! Il nous fait connaître la date de la composition du récit,
puisque nous savons par ailleurs, d’une part, qu’Edom n’a
été asservi que par David et que, d’autre part,
la domination d’Israël a cessé au cours du règne
de Salomon (seconde moitié du XIe – première moitié
du Xe siècle av JC). L’oracle de Yhwh est donc postérieur
de plusieurs siècles à la date à laquelle il est
sensé avoir été prononcé.
C’est la bénédiction d’Isaac, faussée
par la supercherie de Jacob, qui renverse le sort : Pour ce dernier,
le pays fertile de Canaan où Israël est désormais
installé : « Que l’Elohim te donne de la rosée
des cieux et des graisses de la terre, abondance de froment et de moût
! Que des peuples te servent et que des peuplades se prosternent devant
toi ! Sois un seigneur pour tes frères et que les fils de ta
mère se prosternent devant toi ! » (Gn. XXVII, 28-29).
Pour Esaü, le désert où nomadisent les Edomites,
à l’est du Jourdain : « Voici que ton habitat sera
loin des graisses de la terre et loin de la rosée des cieux d’en
haut ; grâce à ton épée tu vivras et tu serviras
ton frère, puis, lorsque tu le voudras, tu secoueras son joug
de ton cou ! » (Gn. XXVII, 39-40)
La saga de Jacob et de Laban (frère de Rébecca) (Gn. XXIX-XXXI)
constituait primitivement un récit différent de celui
de Jacob et d’Esaü. Il s’agit d’abord d’une
tradition familiale, qui conte le séjour de Jacob chez son oncle
dont il épouse les deux filles, Léa et Rachel, en contrepartie
de son travail. A la supercherie de Laban, qui trompe Jacob sur la première
épousée, répond la fraude de Jacob, qui cherche
à accroître son bien au dépend de son oncle. Après
quoi, Jacob prend la fuite en traversant l’Euphrate avec les siens.
Il sera poursuivi par Laban, à la recherche des dieux familiaux
que Rachel a dérobés. La naissance des fils de Jacob (Gn.
XXIX, 31-XXX, 24) n’appartient pas à la légende
primitive. Ce récit suppose acquise la fusion des deux figures
patriarcales Jacob et Israël, ainsi que la disposition du peuple
en douze tribus, qui appartient à une autre époque de
composition. L’accord, qui normalise finalement les relations
entre Jacob et Laban (Gn, XXXI, 43-54), dépasse les arrangements
familiaux. Il se présente comme un traité qui fixe la
frontière entre deux peuples. La stèle de Galaad constitue
la limite des territoires, avec Elohim pour garant.
Le cycle de Jacob donne également à connaître les
tentatives du peuple errant à se fixer au cœur du pays de
Canaan. Le songe de Jacob (Gn. XXVIII, 10-22) appartient aux deux traditions
E (« Les anges d’Elohim montaient et descendaient sur l’échelle.
») et J (Et voici que Yhwh se tenait debout près de lui.
»). Jacob achète un champ et s’installe à
Sichem où il dresse un autel (Gn. XXXIII, 19-20 - E-). Sous le
térébinthe, il enterre les dieux étrangers que
sa famille possédait (Gn. XXV, 4). Il érige une stèle
à Béthel (Gn. XXXV, 7-15 - E-). A Sichem se déroule
l’unique épisode qui met en scène Dinah (fille de
Léa). Dinah est séduite par Sichem, fils de Hamor, prince
du pays, qui tente de conclure un accord avec les Jacobites : «
Alliez-vous par mariage avec nous : donnez-nous vos filles et prenez
nos filles pour vous. Vous habiterez avec nous : le pays sera à
votre disposition, habitez-y, parcourez-le et prenez-en possession !
» (Gn. XXXIV, 9-10). La perversion des fils de Jacob crée
la suite du récit. Perfidement, ils exigent la circoncision de
Sichem : « Il advint, au troisième jour, quand ils étaient
souffrants, que deux des fils de Jacob, Siméon et Lévi,
frères de Dinah, prirent chacun son épée, entrèrent
dans la ville en pleine sécurité et tuèrent tous
les mâles. Ils tuèrent au fil de l’épée,
Hamor, Sichem, son fils, ils reprirent Dinah de la maison de Sichem
et ils sortirent. » (Gn. XXXIV, 25-26) Il ne resta plus à
Jacob que la fuite.
La mutation de Jacob en Israël demeure le mystère de la légende. Le changement de nom intervient, une première fois, alors que Jacob (les Jacobites) est poursuivi par la crainte de son frère Esaü (les Edomites), à la suite du combat qu’il livre à Elohim : « On ne t’appellera plus du nom de Jacob, mais Israël, car tu as combattu avec Elohim comme avec des hommes, et tu as vaincu ! » (Gn XXXII, 29). Le second récit du changement de nom intervient alors que Jacob vient de Paddam-Aram (chemin d’Aram) à Béthel : « Elohim lui dit : Ton nom est Jacob ! On ne t’appellera plus du nom de Jacob, mais Israël sera ton nom. » (Gn. XXXV, 10) Il semble qu’Israël soit l’ancêtre d’un groupe distinct avec lequel les Jacobites se sont mélangés. La tradition sur les relations de Jacob et d’Israël dans les pays de Sichem et de Béthel a été sauvegardée par la source E, puis reprise par la source J. Celle-ci n’ignore pas, en effet, la présence de Jacob en ces terres. Elle fait apparaître Jacob sous le nom d’Israël en Gn. XXXV, 21 : « Jacob érigea une stèle… Israël partit… Les fils de Jacob furent au nombre de douze. » (Gn. XXV, 20-22).
Les traditions sur Jacob lui-même et sur son identification avec
Israël se situent à Sichem : « Jacob arriva à
Salem, ville de Sichem qui est au pays de Canaan, à son arrivée
de Paddan-Aram (chemin d’Aram), et il campa en face de la ville.
Il acheta la parcelle de champ, où il avait tendu sa tente, de
la main des fils de Hamor, père de Sichem, pour cent pécunes.
Il y érigea un autel et l’appela El Elohim d’Israël.
» (Gn. XXXIII, 18-20) ; et à Béthel : « Jacob
arriva à Louz, qui est au pays de Canaan – c’est
Béthel– lui et tout le peuple qui était avec lui.
Il y bâtit un autel et il appela l’endroit « El de
Béthel », car là s’étaient révélés
à lui les Elohim alors qu’il fuyait de devant son frère.
» (Gn. XXXV, 6-7)
C’est dans la région de Sichem que débute la geste
de Joseph. Le double récit emmêlé de Genèse
XXXVIII complique la lecture. Il laisse cependant entrevoir l’alliance
des traditions jacobite et israélite par l’alternance des
noms. Israël apparaît comme le père de Joseph (premier-né
de Rachel). L’adoption des fils de Joseph par Jacob signe la fusion
des deux peuplades Jacob-Israël : « Dès maintenant
tes deux fils, qui sont nés au pays d’Egypte, avant que
je vienne vers toi en Egypte, ils sont à moi(Jacob) ! Ephraïm
et Manassé sont à moi comme Ruben et Siméon (fils
de Léa). Mais ta progéniture que tu auras engendrée
après eux, elle sera à toi. » (Gn. XLVIII, 5-6)
Nous savons que celui que nous appelons Joseph portait le nom égyptien
de Sapnat Panéakh et qu’il avait pour femme Asenath (qui
appartient à la déesse Neith), fille de Poti Péra,
le grand prêtre du temple d’Amon de la ville d’On
(Héliopolis) (Gn. XLI, 45). Nous en déduisons que les
deux enfants, Manassé et Ephraïm, portaient également
des noms égyptiens. L’arrangement a posteriori, en forme
d’adoption, préfigure une fusion des peuplades Jacobite
et Israélite qui n’a pu s’accomplir qu’après
l’Exode, lors de l’installation des tribus d’Israël,
montées d’Egypte en pays de Canaan.
Chacune des tribus sémites que nous considérons, proches de race et de culture, racontait une tradition familiale tournée vers la divinité ancestrale. De l’importance relative des groupes, l’imaginaire s’accrocha aux trois grandes figures patriarcales que nous apercevons. L’idée maîtresse de la geste d’Abraham et d’Isaac (que nous avons située dans le sud de Canaan) est dans la promesse que la tribu deviendra un grand peuple, sédentarisé à l’ouest du Jourdain. La geste de Jacob (que nous avons vu se dérouler du pays de Galaad au centre de Canaan) trouve son point de gravité dans la bénédiction arrachée de grande lutte à l’Elohim (?). (Gn. XXXII, 27) La fusion de ces traditions a pu se forger à Bersabée, où Isaac édifia un autel afin d’invoquer le nom de Yhwh (Gn. XXVI, 23-25) ; tandis que Jacob recevra, en ce même lieu, la révélation de l’Elohim de son père Isaac qui l’incitera à descendre en Egypte.
Il est néanmoins une autre tradition (également rapportée
par la source J), qui indique que le territoire des patriarches se situait
aux limites du désert, à l’est du Jourdain, peut-être
dans le Hauran. Il est dit, en effet, que Jacob s’en alla «
vers le pays des fils de l’Orient. » (Gn XXIX, 1) Et l’on
sait que « les fils de l’Orient » est l’expression
qui désigne les nomades du nord-est de Jourdain (Jg VI, 33).
De plus, le traité territorial qui borne les pâturages
de Jacob et ceux de Laban, marque la limite du pays de Galaad (Gn XXI,
45-48), à près de mille kilomètres de marche d’Harran.
Quant à la figure de Loth, récupérée à
Harran en Gn XIII, 1, et intégrée à la famille
d’Abraham en Gn. XI, 27, nous avons vu qu’elle s’inscrivait
dans une légende qui trouvait son origine au sud-est de la mer
de Sel.
La contradiction apparaît comme un indice supplémentaire de l’indépendance originelle des traditions qui rapportent les gestes des patriarches. Si Abraham a effectivement émigré du territoire d’Harran, au nord-est de l’Euphrate, tandis que Jacob est venu du pays d’Hauran, au nord-est du Jourdain, ce n’est qu’avec la fusion des gestes légendaires d’Abraham, d’Isaac et de Jacob que la filiation fut construite entre les trois grandes figures légendaires dont l’origine commune n’était pas mise en doute.
De la mise en commun du fonds légendaire, préservé par des générations de conteurs, l’espérance de ne former qu’un seul peuple devait naître. L’édification idéale du peuple modela les mythes et les légendes pour inaugurer l’histoire dans l’unité du père (Gn XVII, 5), l’unité du dieu (Gn XVII, 8), l’unité du lieu (Gn XV, 18). Finalement, une fresque fabuleuse allait justifier le déroulement d’une épopée qui ne serait jamais exprimée que par une succession de conquêtes et de revers. Ce n’est, en effet, qu’après l’installation en Canaan que les traditions justifiantes nous sont données à connaître.
Si nous confrontons ces traditions familiales à l’histoire des historiens, nous devons nous poser premièrement la question des fondements de la geste d’Abram (dont le nom signifie « Père exalté ») – qui sera nommé Abraham (dont l’étymologie erronée, « Père de multitude » en Gn XVII, 5, cache peut-être quelque autre signification).
Térakh (dont le nom est en relation avec le cycle lunaire) est
donné pour père d’Abram, de Nakhor et de Haran.
Saraï – qui sera nommée Sarah –, femme d’Abram,
porte un nom qui peut être rapproché de sarratu (la reine)
qui transpose en akkadien de nom sumérien de la parèdre
de Sîn (le dieu Lune). Milka, femme de Nakhor, porte un nom identique
à Malkâtu (la princesse) qui est la fille de Sîn.
Des noms qui se fondent dans la mythologie des cités d’Ur
et de Harran sur lesquelles veillaient le dieu Sîn et sa parèdre
Nin-gal. A vrai dire, la généalogie fantaisiste de Gn
XI – qui nous apprend que le bisaïeul et l’aïeul
vécurent respectivement deux cent trente et cent vingt-huit ans
– ôte toute crédibilité à la tradition
familiale. Si la critique historique est injustifiable avant Abram,
une telle critique est-elle possible avec Abram, dont le nom «
Père exalté » exprime a posteriori le caractère
fondateur ?
Nous lisons : « Haran mourut en présence de Térakh,
son père, en son pays natal, à Ur Kasdîm (que la
LXX traduit Ur des Chaldéens). » (Gn XI, 27) « Térakh
prit Abram, son fils, et Loth, fils de Haran, son petit-fils, et Saraï,
sa brue, femme d’Abram, son fils, et il les fit sortir d’Ur
Kasdîm pour aller au pays de Canaan. Ils vinrent jusqu’à
Harran et y demeurèrent. » (Gn XI, 31) Si la traduction
de la LXX est exacte, Kasdîm constitue un anachronisme. Nous savons,
en effet, que les tribus araméennes qui répondent au nom
de Chaldéens n’apparaissent dans l’histoire qu’au
IXe siècle av JC et qu’il n’a pu être fait
état de l’Ur des Chaldéens qu’après
la fondation du nouvel empire babylonien, à la fin du VIIe siècle
av JC. Acceptons toutefois l'inexactitude d’un récit tardif
(VIe siècle av JC) cherchant à situer une émigration
qui n’a pu avoir lieu avant le XVIIIe siècle av JC.
L’onomastique nous engage à rapprocher la famille patriarcale des Amorrhéens (de l’akkadien amourrou qui désignait les territoires et les peuplades à l’ouest de l’Euphrate). Envahisseurs de la Mésopotamie au XXIe siècle av JC, ils ruinèrent l’empire d’Akkad et provoquèrent la disparition du vieux peuple sumérien. C’est au moment où le dynaste amorrhéen de Babylone, Hammourabi (1792-1750 av JC), prétendit à l’empire que l’on peut imaginer qu’une peuplade émigra d’Ur à Harran, par la route de l’Euphrate, pour construire le cœur d’une légende.
Aram Naharaïm correspond au Naharina (le Pays du Fleuve, qui est l’Euphrate), qui n’apparaît dans les textes égyptiens qu’à partir du règne d’Aménophis Ier (1514-1493 av JC). Nous décelons donc un nouvel anachronisme, renforcé par l’utilisation du terme Aram, qui n’apparaît dans les textes qu’à partir du règne d’Aménophis III (1382-1344 av JC). Paddan Aram (la plaine d’Aram) n’est pas localisable. Il est frappant que l’aïeul d’Abram, Seroug, et son père, Térakh, soient nommés par les noms propres de deux villes de Basse Mésopotamie et les deux frères Nakhor et Haran par les noms de deux villes de Haute Mésopotamie. Cette coïncidence laisse penser que ces noms procèdent d’une imagination appliquée.
Les noms des trois patriarches s’expliquent par l’onomastique amorrhéenne : Abram (Père exalté) ; Yichaq-El (Que El rit) ; Ya’aqob-El (Que El protège). Le premier patriarche est appelé Abram jusqu’à ce qu’Elohim lui dise : « On ne t’appellera plus du nom d’Abram, mais ton nom sera Abraham. » (Gn XVII, 5). Si le changement de nom autorise le jeu de mot avec ab hâmôn (père de multitude) : « Car je te rendrai père d’une multitude de nations » (Gn XVII, 5), la forme longue Abraham semble constituer une variable linguistique de l’amorrhéen à l’égyptien. Il en va de même pour le changement de nom de Saraï en Sarah. Lorsque nous considérons la modification du nom hébreu, l’inclusion du Hé (le souffle divin), qui donne le nom Abraham, crée l’anagramme (en lettres hébraïques) de Hibaram (le commencement). Elohim dit encore : « Saraï, ta femme, tu ne l’appelleras plus du nom de Saraï, mais son nom sera Sarah. » (Gn XVII, 15). Nous retrouvons la même variable linguistique et l’ajout du Hé, comme pour Abraham.
Cet anachronisme peut s’expliquer par les similitudes qui existent
entre les Amorrhéens et les Araméens. Les deux peuples
furent primitivement des nomades qui s’installèrent, notamment,
en Haute Mésopotamie. Nous savons que les Egyptiens de la XVIIIe
dynastie désignaient leur province du sud de l’Oronte,
entre Qadesh et Sidon, comme le pays d’Amourrou (il s’agit
d’une désignation géographique et non ethnique).
De même que les Amorrhéens descendirent en Basse Mésopotamie,
quelques huit siècles plus tard, ce furent les Araméens
qui s’établirent dans le pays d’Amourrou. Nous pouvons
considérer que et les Amorrhéens, qui s’installèrent
en Basse Mésopotamie, au XXe siècle av JC, et les Araméens,
qui s’établirent au sud de l’Oronte, dans l’ancien
pays d’Amourrou, au XIe - Xe siècle av JC, s’inscrivent
dans une continuité ethnique.
Nous pouvons imaginer qu’au moment où l’épopée patriarcale fut couchée dans le livre de la Genèse, légendes et traditions portaient le souvenir des migrations de Haute Mésopotamie, sans différencier les peuplades concernées.
Le peuple hébreu, ainsi nommé (sing. ‘ibri ; plur.
‘ibrîm), ne se rencontre que dans les écritures bibliques.
En premier lieu, l’on remarque que le terme n’est utilisé
dans le Pentateuque qu’en relation avec l’Egypte, à
l’exception de Gn XIV, 13 où l’on a : Abram, l’Hébreu,
pour le distinguer de l’Amorrhéen. C’est ainsi que
le récit établit la ségrégation entre les
Israélites et les Egyptiens : « Les Egyptiens ne peuvent
prendre un repas avec les Hébreux » (Gn XLIII, 32) ; «
Les accoucheuses des Hébreux » (Ex I, 15) ; « Les
femmes des Hébreux ne sont pas comme les Egyptiennes »
(Ex. I, 15) ; « Une nourrice d’entre les femmes des Hébreux
» (Ex II, 7) ; « Moïse vit un Egyptien qui frappait
un Hébreu » (Ex II, 11). Hébreu s’oppose à
égyptien, lorsque Joseph et Moïse sont nommés : «
Le serviteur hébreu », dit la femme de Putiphar en parlant
de Joseph (Gn XXXIX, 17) ; « Un jeune Hébreu », raconte
le chef des échansons (Gn XLI, 12) ; « C’est l’un
des enfants des Hébreux ! », s’exclame la fille de
Pharaon en découvrant Moïse (Ex II, 6). Yhwh est désigné
en association avec le terme hébreu : « Yhwh, l’Elohim
des Hébreux » (Ex III, 18) ; « L’Elohim des
Hébreux s’est présenté à nous »
(Gn V, 3), disent Moïse et Aaron à Pharaon ; Yhwh dit à
Moïse : « Tu lui diras (à Pharaon) : Yhwh, l’Elohim
des Hébreux, m’a envoyé vers toi » (Ex VII,
16) ; « Ainsi a parlé Yhwh, l’Elohim des Hébreux
» (Ex IX, 1 et 13).
La ségrégation revient dans le récit des guerres
contre les Philistins : Nous avons la « grande exclamation dans
le camp des Hébreux » (I Sam. IV, 6), suivie de l’exhortation
: « Prenez courage et soyez des hommes, ô Philistins, de
peur que vous ne soyez asservis aux Hébreux. » (I Sam.
IV, 9) ; « Saül fit sonner du cor dans tout le pays, pour
dire : Que les Hébreux l’entendent ! » (I Sam. XIII,
3) ; Le monopole philistin des forges : « Il ne faut pas que les
Hébreux fassent des épées ou des lances. »
(I Sam. XIII, 19) ; « Les Philistins dirent : Voici des Hébreux
qui sortent des trous où ils se cachaient ! » (I Sam. XIV,
11) ; « Les satrapes des Philistins dirent : Qu’est-ce que
ces Hébreux ? » (I Sam. XXIX, 3). Le narrateur utilise
lui-même le terme : « Des Hébreux passèrent
même le Jourdain. » (I Sam. XIII, 7) ; « Quant aux
Hébreux qui d’hier et d’avant-hier étaient
pour les Philistins et qui étaient montés au camp avec
eux, ils firent volte-face pour être, eux aussi, avec les Israélites
qui étaient avec Saül et Jonathan. » (1 sam. XIV,
21). Nous notons que le terme « Hébreux » ne coïncide
pas ici avec le terme « Israélites ». Cela signifie
qu’il y a des Hébreux qui ne sont pas des Israélites.
Nous avons vu, d’une part, que les traditions patriarcales méconnaissent le peuple hébreu et nous remarquons, d’autre part, que, dans la quasi-totalité des occurrences, le peuple hébreu n’apparaît qu’à des époques antérieures à la monarchie judéenne. Cette désignation du peuple semble donc trouver son origine en dehors d’Israël.
Tandis que la linguistique rapproche aisément les deux termes
‘Ibri (Hébreu) et ‘Apîru, nous trouvons de
nombreuses analogies entre les Hébreux et les ‘Apirus.
Les uns et les autres sont en tous lieux des étrangers, non assimilés
aux populations indigènes. Ils vivent la culture du nomadisme
ou du voyage. Ils apparaissent et ils disparaissent de l’histoire
à peu près aux mêmes époques. Il n’est
plus question des ‘Apirus en Egypte après le XIIe siècle,
ni des Habirus en Mésopotamie après le XIe siècle
av JC. La dernière mention des Hébreux dans les écritures
bibliques est de la fin du IXe siècle av JC : « Les satrapes
des Philistins dirent : Qu’est-ce que ces Hébreux ? Et
Akish dit aux satrapes des Philistins : N’est-ce pas là
David, le serviteur de Saül, roi d’Israël, qui est avec
moi depuis un an ou deux ? » (I Sam. XXIX, 3). Nous voyons que
la troupe auxiliaire de David, qui compte 600 hommes, est immédiatement
perçue comme une formation d’Hébreux, avant d’être
identifiée à Israël.
Malgré tout, aucun texte historique mentionnant les ‘Apirus ne peut être rapproché d’un texte biblique concernant les Hébreux. Si les Hébreux ont eu une réalité, que l’histoire ne connaît pas, et si les ‘Apirus, qui n’ont jamais conquis Canaan, doivent être confondus avec les Hébreux, il faut en conclure que l’épopée biblique des Hébreux, partis d’Egypte à l’assaut de Canaan, constitue un arrangement de l’histoire. Mais peut-être aurons-nous à connaître que le groupe qui se nomma Israël, qui se donna un dieu dans la steppe, un territoire en Canaan et un roitelet à Jérusalem, n’était qu’un sous-ensemble par trop négligeable pour entrer clairement dans l’histoire. Le terme globalisant « Hébreux/Habirus » revêtait alors le caractère emphatique qui convenait à la promesse d’une multitude qu’il fallait d’abord rassembler. Le nombre démesuré de « six cent mille piétons, en ne comptant que les hommes sans les enfants » (Ex. XII, 27), qui représente Israël fuyant l’Egypte, ne s’explique que s’il désigne le grand ensemble des Hébreux/Habirus, dispersés entre le Nil et l’Euphrate.
D’un point de vue historique, il est à la fois impossible
que les cinq villes de la Mer de Sel aient été vassales
d’Elam et qu’Elam (situé sur la rive droite du Golfe
persique) ait mené une coalition unissant les quatre grandes
puissances de la région, en quelque moment du IIe millénaire
av JC. Nous sommes ici face à une construction avérée
de l’histoire que nous ne pouvons rattacher à aucune des
sources du Pentateuque.
Tel qu’il se donne à lire, le récit est postérieur
à la légende de Loth, sauvé de la destruction de
Sodome (Gn. XVIII - XIX), dont nous avons vu le caractère de
mythe originel et le rattachement à la tradition légendaire
d’Abraham. Mais il est également postérieur au texte
du Deutéronome (VIIe - VIe siècle av JC) qui ignore la
répression menée par les quatre rois alliés : «
La catastrophe de Sodome et de Gomorrhe, d’Admah et de Seboyim,
que Yhwh bouleversa dans sa colère et sa fureur ! » (Dt.
XXIX, 22). Par contre, le récit est antérieur à
la Sagesse de Salomon (ouvrage daté de 50 av JC) qui confond
Gn. XIV (Loth prisonnier) et Gn. XIX (fuite de Loth) : « C’est
elle (la Sagesse) qui, lorsque les impies étaient exterminés,
délivra le juste (Loth) qui fuyait le feu descendu sur la Pentapole
(les cités des cinq vassaux). » (Sg. X, 6)
Le rédacteur poursuit le récit en faisant intervenir «
Abram, l’Hébreu » (nous avons vu qu’en aucun
cas Abram/Abraham ne peut être Hébreu), allié des
Amorrhéens ! Le patriarche se lance à la poursuite de
Codorlahomor et des autres rois « jusqu’à Dan »
(anachronisme, car il ne peut être parlé de Dan que dans
la perspective de l’installation d’Israël en pays de
Canaan). Le roi de Sodome vient vers la Vallée de Shawéh
(la Vallée du Roi, près de Jérusalem) pour remercier
Abram. Il lui offre de garder les personnes et de lui laisser les biens.
Abram refuse : « Je ne prendrai rien de tout ce qui est à
toi et tu ne pourras pas dire : J’ai enrichi Abram. » (Gn
XIV, 23)
Abram est parti en expédition avec pour alliés : «
Mambré (nom de la chênaie), l’Amorrhéen, frère
d’Eshkol (nom d’un torrent proche d’Hébron)
et Anèr. » (Gn. XIV, 13). C’est auprès de
Melchisédech qu’il fait acte de vassalité. Celui-ci
lui accorde sa bénédiction en contrepartie de la dîme
dont il devient redevable : « Melchisédech (mon roi est
Justice), roi de Salem (près de Sichem), apporta du pain et du
vin. Il était prêtre d’El ‘Eliôn (dieu
des Araméens et des Phéniciens, invoqué par le
prophète Balaam). Il bénit Abram et dit : Béni
soit Abram par El ‘Eliôn, créateur des cieux et de
la terre ! Béni soit El ‘Eliôn qui a livré
tes adversaires en ta main ! Abram lui donna la dîme de tout.
» (Gn. XIV, 18-20).
L’interruption romanesque du récit qui s’organise à partir des deux sources J et E, par le chapitre XIV, reste surprenante. Elle n’est pas claire dans son objet, sauf à vouloir donner une tonalité chevaleresque à la figure pastorale d’Abraham : il vole au secours de Loth ; il emporte la victoire sur quatre grands rois ; il refuse la récompense du roi de Sodome ; il rend hommage au roi-prêtre Melkisédech.
Les patriarches possèdent du petit et du gros bétail (Gn.
XIII, 5). Mais aussi des chameaux : « Puis le serviteur (d’Abraham)
prit dix chameaux d’entre les chameaux de son maître et
il s’en alla. » (Gn. XXIV, 10) ; ou encore : « Rachel
avait pris les Teraphim et les avait placés dans le bât
du chameau, elle s’était assise sur eux. » (Gn. XXXI,
33) L’utilisation de chameaux par les patriarches (XVIIIe - XVIIe
siècle av JC) pose un réel problème, dans la mesure
où l’élevage et l’utilisation de l’animal
n’est attestée qu’à la fin du IIe millénaire,
en Arabie méridionale. Nous savons qu’il n’a pénétré
en Egypte qu’au VIe siècle av JC ; alors que la tradition
patriarcale rapporte : « Abram descendit en Egypte pour y séjourner.
» (Gn XII, 10). L’utilisation des chameaux par les patriarches
constitue bien un nouvel anachronisme. Il date la légende, bien
sûr ; mais il laisse également entendre que la vie patriarcale,
telle qu’elle nous est contée, trouve son inspiration dans
le vécu du narrateur.
Avant l’utilisation du chameau, l’ensemble du commerce caravanier
se faisait à dos d’âne. C’est bien avec des
ânes que les fils de Jacob descendent chercher du blé en
Egypte : « Ils emportèrent donc leur blé sur leurs
ânes. » (Gn XLII, 26). C’est également une
caravane d’ânes qui emporte les présents de Joseph
à Jacob, son père (Gn. XLV, 23).
Les patriarches apparaissent comme des pasteurs qui mènent leurs
chèvres et leurs moutons en pâture aux franges des déserts.
Rachel est une bergère (Gn. XXIX, 9) ; Jacob fut le berger de
Laban (Gn. XXX, 29), avant de s’enfuir avec sa part du troupeau
(Gn. XXXI, 18) ; les fils de Jacob font paître le troupeau familial
(Gn XXXVII, 12), avant d’émigrer en Egypte, « car
il n’y a plus de pâturage pour le petit bétail, tant
est grave la famine au pays de Canaan. » (Gn. XLVII, 4). Ils possèdent
également du gros bétail (Gn. XLVI, 32). Lorsqu’il
accueillit les messagers de Yhwh, « Abraham courut au gros bétail,
prit un veau tendre et bon, qu’il donna au serviteur et celui-ci
se hâta de le préparer. » (Gn. XVIII, 7) La culture
nomade n’empêche pas quelques travaux agricoles, ici ou
là : « Isaac ensemença cette terre. » (Gn.
XXVI, 12).
En pays de Canaan, les patriarches vivent au voisinage des cités
: Abraham tend sa tente entre Béthel et Aï, avant d’aller
faire paître au Négeb ; puis, il revient (Gn. XIII, 3).
Il tend à nouveau sa tente à la chênaie de Mambré,
près d’Hébron ; puis, entre Qadès et Shour,
avant de séjourner à Gérar (Gn. XX, 1). Jacob tend
sa tente en face de Sichem (Gn. XXXIII, 18) ; il revient à Mambré
(Gn. XXXV, 27) ; de là, ses fils vont faire paître à
Sichem et Dothan (Gn. XXXVII, 12, 17). Les patriarches concluent des
accords avec les roitelets ou les princes des cités : Abraham
avec Abimélech, à Gérar (Gn. XX, 15), avec les
fils de Hêth, à Hébron (Gn. XXIII, 4) ; Isaac, avec
le même Abimélech (Gn. XXVI, 28) ; Jacob, avec les fils
de Hamor, père de Sichem (Gn. XXXIII, 19). Finalement, Joseph
obtient de Pharaon que son père et ses frères s’installent
à Gessen (Gn. XLVII, 5).
La légende a ceci de commun avec l’histoire que la multitude des croyants finissent par transformer l’une et l’autre en vérité. Les histoires qui se racontent cherchent à édifier, bien plus qu’elles ne disent le vrai. La légende et le récit historique se différencient toutefois, en ce que l’histoire se construit sur un nombre de faits avérés, aussitôt déformés, utilisés, racontés à quelques fins idéologiques ; tandis que la légende se révèle immédiatement en vue de semblables fins. Idéologique et religieux sont des termes semblables. Finalement, la légende phagocyte l’histoire avant que l’histoire, à son tour, ne suscite la légende.
Les légendes patriarcales portent la tradition de la polygamie
(source P) : Abraham a pour femme Sarah, qui lui donne sa servante Hagar,
et Quetourah, auxquelles il ajoute avantageusement de nombreuses concubines
(Gn. XXV, 6). A son oncle Laban, Jacob achète Léa, qui
lui donne sa servante Zilpah, et Rachel, qui lui donne Bilhah. Les deux
servantes ayant été auparavant celles de Laban, l’on
comprend que les femmes fécondes constituent un bien familial
(Gn. XXX, 24 et 29). L’adoption pratiquée à l’intérieur
de la famille s’accompagne du geste symbolique où l’enfant
est placé sur les genoux de celui qui le prend. Rachel dit à
Jacob : « Voici ma servante Bilhah, viens vers elle pour qu’elle
enfante sur mes genoux et que, moi aussi, j’aie un fils par elle
! » (Gn XXX, 3) Joseph reconnaît ses petits-fils, fils d’Ephraïm,
et ses arrières-petits-fils, fils de Makir, en les prenant rituellement
sur ses genoux. L’attention portée à la pureté
du sang familial favorise les unions domestiques. Rébecca, femme
d’Isaac, est aussi la petite fille de Nakhor, l’oncle de
son mari (Gn. XXIV, 15). Léa et Rachel, femmes de Jacob, sont
les filles de Laban, frère de Rébecca (Gn. XXVIII, 5).
La maison patriarcale représente le lien du sang dans une communauté de vie fermée. Elle regroupe trois générations autour de l’ancêtre, et l’ensemble des serviteurs. Esaü émigre au pays de Séïr avec « toutes les personnes de sa maison. » (Gn. XXXVI, 6) « La maison de Jacob » entre en Egypte avec soixante-dix membres (Gn. XLVI, 27). Le fils marié demeure dans la maison de son père ou fonde la sienne propre. C’est le cas de Joseph, dont la maison est distincte de celle de Jacob (Gn. L, 8). Il n’empêche que les liens familiaux restent étroits : on voit Jacob chez Laban se languir de la maison de son père (Gn. XXXI, 30). Le modèle des grandes familles patriarcales semble constituer des groupes nomades indépendants, qui organisent leurs relations sur des traditions ancestrales. Il s’est ainsi raconté que Loth, fils de Haran, avait accompagné son oncle Abraham dans sa migration d’Ur à Harran, qu’il l’avait suivi jusqu’à Canaan où il s’était finalement séparé pour devenir l’ancêtre des Moabites et des Ammonites, grâce à la relation incestueuse qu’il entretint avec ses deux filles (Gn. 37-38). Il s’est dit aussi que les douze neveux d’Abraham, fils de Nakhor, étaient les ancêtres des tribus araméennes (Gn. XXII, 20-24) ; qu’Ismaël, fils d’Abraham et frère d’Isaac, était l’ancêtre des douze tribus arabes (Gn. XXV, 12-15) ; qu’Esaü, fils d’Isaac et frère de Jacob, était le père des Edomites (Gn XXXVI, 9). Nous comprenons que la légende s’est structurée tardivement pour justifier les relations des clans et donner une même origine aux différentes peuplades de la région, à travers la figure mythique de l’ancêtre Abraham.
Le récit de la Genèse rapporte qu’Abraham prit pour femme Hagar, la servante de Sarah, dans le but de s’assurer une descendance (Gn. XVI, 3) ; de même, Jacob prit Zilpah, la servante de Rachel et Bilhah, la servante de Léa (Gn. XXX, 24-29). Il y a grande impatience à procréer, puisque, finalement, Sarah aura un fils d’Abraham et que Léa aura six fils et une fille et Rachel deux fils du même Jacob. L’angoisse de la stérilité est révélée par Sarah : « Donne-moi (Jacob) des fils, sinon je vais mourir ! » (Gn. XXX, 1). Il s’agit, en effet, de s’assurer la vie éternelle par la succession des générations. La promesse de Yhwh à Abraham est liée à cette crainte : « Regarde vers les cieux et compte les étoiles si tu peux les compter, et il lui dit : Ainsi sera ta race. » (Gn. XV, 5) La promesse est renouvelée à Jacob : « Ta race sera comme la poussière de la terre et tu déborderas à l’occident et à l’orient, au nord et au sud. » (Gn. XXVIII, 14)
On a trouvé un contrat de mariage assyrien du XIXe siècle av JC où il est indiqué que si l’épouse n’a pas donné d’enfant au terme de deux années, elle doit acheter une servante qui sera revendue après avoir enfanté ; en contrepartie, le mari s’engage à ne pas prendre une seconde épouse. Dans les familles nomades qui peuplent la Genèse, en dehors de tout droit contractuel écrit, il semble que c’est l’épouse qui pousse le mari à prendre la servante ; probablement pour éviter d’être répudiée. Selon le droit coutumier qui règle la polygamie patriarcale, il appartient à chaque femme inféconde de résoudre son problème, quand bien même sa stérilité ne serait que passagère. L’on a également un document égyptien du XIIe siècle av JC où une femme stérile acquiert une servante qui donne trois enfants au mari ; après quoi, l’épouse les adopte. De même, un contrat de mariage assyrien du VIIe siècle av JC dit qu’en cas de stérilité de l’épouse, le mari prendra une servante et les enfants qu’elle lui donnera, seront regardés comme ceux de l’épouse. Avec ce dernier cas, nous collons aux traditions familiales de la Genèse. Sans doute nous éloignons-nous du temps des patriarches ; mais nous sommes à l’époque où les récits de la Genèse ont été établis.
Lorsque Jacob et les siens s’enfuient de la maison de Laban, Rachel dérobe les Téraphim, à l’insu de son mari (Gn XXI, 19). Ce sont les idoles protectrices du foyer. Laban se lance à la poursuite de Jacob et pose la question essentielle : « Pourquoi as-tu dérobé mes dieux ? » (Gn. XXXI, 30). Il fouille le camp sans retrouver les Téraphim. Rachel les a dissimulés « dans le bât du chameau » sur lequel elle reste posée, feignant une indisposition qui, assurément, ne lui permettrait pas de s’asseoir sur les dieux. Il semble que la possession des idoles du foyer constitue la preuve de la disposition de l’ensemble de l’héritage. Il s’agit d’un élément patrimonial qui doit absolument demeurer au sein de la maison. Le vol de Rachel est donc lourd de conséquence. Il explique la précipitation de Laban qui, s’il admet la scission familiale, ne peut permettre l’usurpation de l’autorité patriarcale que fondent les dieux. Jacob ignore le vol de Rachel ; de sorte, qu’en dépit du fait que, par la suite, il demandera à sa maison de se séparer des « dieux étrangers » (Gn XXXV, 2), nous ne pouvons considérer que l’acte revêt une valeur politico-religieuse. Il reste, néanmoins, que la construction tardive du récit, soulignée par la présence des chameaux, montre une intention théologique qui cherche à dévaloriser les dieux de la maison, que Jacob enfouira sous le térébinthe de Sichem.
Le récit de la Genèse fait ressortir certaines clauses du contrat qui lie Jacob à Laban. Elles peuvent déjà être rapprochées des articles du Code de Hammourabi relatifs aux obligations qui lient le pâtre et le propriétaire du troupeau. Jacob justifie qu’il fut un employé modèle et accuse Laban d’abus de droit : « Je ne t’apportais pas de bête lacérée : c’est moi qui la remplaçais, tu la réclamais de ma main, qu’elle eût été volée de jour ou volée de nuit. » (Gn. XXXI, 29). Dans le Code de Hammourabi, si une bête est la proie d’un fauve ou si elle meurt de maladie, le pâtre prête serment qu’il en est bien ainsi et il apporte la carcasse au propriétaire du troupeau afin de libérer sa responsabilité. Le narrateur justifie la scission familiale, dont Jacob pourrait être accusé, par la malhonnêteté de son oncle. Il est impossible de croire qu’une tradition orale authentique, qui dépasse le millénaire, s’est embarrassée de tels détails discursifs.
En matière de transaction foncière, la Genèse nous donne à connaître l’achat de la grotte de Makpélah par Abraham. Il s’agit d’un marchandage traditionnel en vue du scellement de l’affaire. Abraham est demandeur. Il s’adresse au « fils de Hêth » (le Hittite), auquel il demande la possession d’un tombeau, justifiée par sa qualité d’hôte en Canaan. « Les fils de Hêth » lui répondent aimablement de choisir, parmi les leurs, le tombeau où déposer Sarah. Ils magnifient l’acheteur et le reconnaissent à la hauteur de leur rang social en l’appelant « Prince d’Elohim ». A son tour, Abraham marque son allégeance aux vendeurs. Il se prosterne parce qu’il demande une faveur. Après que l’acheteur et les vendeurs se sont jaugés, Abraham en appelle à leur humanité pour qu’ils interviennent auprès d’Ephron, fils de Sokhar, qui est le propriétaire de la grotte de Makpélah. Il propose une acquisition en pleine propriété contre paiement en argent. Ephron accepte publiquement de céder le champ, la grotte et les arbres qui s’y trouvent. Abraham s’incline à nouveau en signe de gratitude. Il réitère publiquement sa proposition. Ephron donne son prix de façon contournée : « Ecoute-moi, mon seigneur ! Un terrain de quatre cents sicles d’argent (un peu plus de 4,5 kg), qu’est-ce donc entre moi et toi ? Mets ton mort au tombeau ! » (Gn. XXIII, 15). Abraham pèse l’argent « au cours des commerçants » devant témoins et la vente est publiée aux portes de la ville. La transaction foncière est détaillée comme un texte juridique. Il s’agit d’un contrat oral qui ne peut remonter au temps des patriarches. C’est à l’évidence une composition du narrateur (source P) qui veut apporter « la preuve » juridique que l’achat a bien été réalisé selon les règles du droit. Il invente « les fils de Hêth », parce qu’il imagine que les Hittites étaient les premiers occupants du pays de Canaan (voir Gn. X qui témoigne de la méconnaissance historique de la source P, vers le VIe siècle av JC)
Nous comprenons comment les légendes patriarcales s’intègrent dans le cadre général des us et coutumes des territoires considérés. Bien enracinées, les traditions juridiques enjambent les siècles. Pourtant, les rapprochements les plus pertinents, avec les pratiques légales des régions voisines de Canaan, et les anachronismes avérés, ramènent le narrateur à l’époque où la Genèse fut composée, mais certainement pas au temps mythique des patriarches.
On n’a pas connaissance que des sacrifices humains aient vraiment
été pratiqués en Mésopotamie, bien que «
les tombes royales » découvertes à Ur (IIIe millénaire)
aient contenu les corps de dizaines de personnes ayant suivi leur maître
dans la mort. C’est vers la religion phénicienne que l’on
doit se tourner, si l’on veut comprendre la pratique sémite
des sacrifices humains qui se perpétuera jusqu’à
l’époque de Carthage. Les Carthaginois brûlaient
leurs enfants en holocauste pour Baal Hammon dans le lieu sacré
nommé « Tophet », selon le rituel des sacrifices
« Molk » (d’où l’on a imaginé
« le Moloch »).
A l’époque qui nous retient, la cosmogonie phénicienne
imprègne le pays de Canaan. La souveraineté est attribuée
au dieu El, père de Baal. Il apparaît de même dans
nos textes comme le dieu des patriarches, généralement,
nous l’avons vu, sous la forme plurielle « Elohim ».
Lorsque, après avoir quitté Laban, Jacob s’installe
à Salem, il y érige un autel et l’appelle : «
El Elohim d’Israël. » (Gn. XXXIII, 20) (que nous pouvons
comprendre : El particulier à Israël, parmi les autres représentations
d’El). Hagar appelle Yhwh : « Tu es El-roï (El qui
me voit) » (Gn XVI, 13) et Yhwh lui-même annonce à
Abraham : « Je suis El-Shaddaï ! (El de la montagne)»
(Gn XVII, 1).
Fils de El, Baal (le Maître) est le dieu de la foudre et des montagnes.
Le temple de « Baal-Berith (Baal de l’Alliance) »
qui est à Sichem (Jg. IX, 4) est également appelé
« El-Berith (El de l’Alliance) » (Jg. IX, 46). Parmi
les assimilations auxquels les dieux sont sujets, Baal fut réuni
à Hadad, le dieu mitannien des sources et des fleuves. La fusion
de Baal avec le dieu égyptien Seth, vainqueur du ténébreux
Apophis, résulta de son triomphe sur le serpent marin Litanu
(d’ou l’on a imaginé Léviatan). Baal devint
donc un dieu sauveur. Les deux noms Baal et Yhwh semblent rapidement
n’avoir désigné qu’une seule divinité
; jusqu’à ce que survînt le conflit entre les religions
cananéenne (phénicienne) et israélienne (VIIIe
siècle av JC) qui se focalisa sur Baal et les pratiques cultuelles
qui lui étaient associées. « Tu (Israël) m’appelleras
« mon homme » et tu ne m’appelleras plus « mon
Baal ! » (Os. II, 18) Par cet oracle, le prophète Osée
(VIIIe siècle av JC) veut dire que le nom de Baal est devenu
si odieux, que l’épouse de Yhwh (Israël) n’emploiera
plus l’expression « mon Baal » (mon Maître)
pour désigner son époux (Yhwh), mais « mon Homme
» ; de sorte que le nom de Baal soit oublié.
Le culte du dieu El se pratiquait dans l’ensemble du pays de Canaan.
Contrairement aux relations conflictuelles avérées entre
Baal et Yhwh, aucun texte ne fait réellement état d’un
antagonisme entre El et Yhwh. A partir des Xe et IXe siècle av
JC, El devint le terme générique sous lequel Israéliens
et Cananéens pouvaient chacun rendre un culte à son dieu
primordial. Yhwh fut alors assimilé au dieu El, dans une symbolique
inverse à celle du dieu solaire Baal, le maître du ciel.
En effet, le dieu lune de l’époque assyrienne, Sîn,
avait été assimilé au dieu El phénicien.
Le caractère lunaire de ce dernier s’en trouva rehaussé
et passa au premier plan dans le système religieux de Juda des
VIIIe et VIIe siècle av JC, où l’on représentait
le dieu lune sous la forme humaine du dieu El.
Nous retrouvons le sens de rupture de la fable du sacrifice d’Isaac
dans cet autre mythe de la lutte de Jacob contre El (Gn. XXXII). Après
avoir combattu « jusqu’au lever de l’aurore »
(lutte nocturne contre le dieu lune) avec celui qu’il avait pris
pour un homme (représentation humaine du dieu), le dieu El lui
dit : « On ne t’appellera plus du nom de Jacob, mais Isra-El,
car tu as combattu avec Elohim comme avec des hommes, et tu as vaincu
! » (Gn. XXXII, 29). Rabaissé à un rang humain,
El est donc, dès cet instant, un dieu vaincu. Yhwh peut définitivement
lui ravir le titre de Suprême.
Les éléments théologiques qui ressortent de la fable du sacrifice d’Isaac témoignent d’une composition tardive (VIe siècle av JC). Ils portent la marque d’un changement de dieu et de pratiques religieuses qui sont postérieures de plus d’un millénaire au temps des patriarches. La fable dissimule le contexte de la religion cananéenne et ne fait allusion à aucun rituel sacrificiel. Abraham va tout simplement égorger son fils, à titre privé, parce que, un beau matin, le dieu le lui a demandé. Nous ne connaissons pas véritablement les raisons des sacrifices humains qui s’inscrivent dans les pratiques cultuelles de la quasi-totalité des religions anciennes. Nous pouvons cependant penser que le sacrifice des enfants procède d’une volonté de régulation des naissances a posteriori. L’on nous permettra de citer dans ce contexte le point de vue rationnel d’Aristote (IVe siècle av JC) : « Il faut une loi disant qu’on ne devrait élever aucun enfant mutilé ou imparfait. Et afin d’éviter un trop grand accroissement de la population, on devra exposer certains enfants. Car il faut fixer une limite à la population d’un Etat. » (Politique VII, 16). Isaac n’est pas un avorton, c’est un enfant voulu par dieu (Gn. XVII, 19) et aimé de son père (Gn. XXII, 2). Lorsque le dieu El des phéniciens donne des enfants en surnombre, les sacrificateurs les lui rendent ! Mais, avec Israël, nous entrons dans une toute autre stratégie économique et politique. Yhwh prononce l’oracle par la voix de son ange : « Par moi-même j’ai juré que, puisque tu as fait cette chose et tu n’as pas refusé ton fils, ton unique, je te bénirai et je multiplierai ta race comme les étoiles des cieux et comme le sable qui est sur le rivage de la mer, si bien que ta race occupera la Porte de ses ennemis. » ( Gn XXII, 16-17) Le fabuliste n’évite pas une causalité paradoxale, parce qu’Abraham ne peut avoir désobéi. Il dérobe le caractère légitimant du mythe, qui implique une grave rupture théologique (l’abandon du sacrifice humain en vue de la croissance du peuple), et justifie l’obéissance absolue du patriarche au dieu unique. De retour de l’Exil babylonien, le but des chefs d’Israël est de construire (ou de reconstruire) un peuple conquérant, doué d’une forte personnalité. Le sacrifice humain doit être abandonné et la bénédiction divine s’inscrire désormais dans la fécondité. Le bélier offert en holocauste justifie l’antériorité des exigences divines en prolongeant le culte sacrificiel.
La Genèse donne quelques indications farfelues sur les jours
des patriarches. Elles contribuent à signaler l’imaginaire
de la composition (source P) : « Abram était âgé
de soixante-quinze ans lorsqu’il sortit de Harran. » (Gn.
XII, 4) ; « Abram était âgé de quatre-vingt-six
ans, lorsque Hagar enfanta Ismaël à Abram. » (Gn.
XVII, 16) ; « Comme Abram était âgé de quatre-vingt-dix-neuf
ans, Yhwh apparut à Abram et lui dit : Je suis El Shaddaï
! Marche en ma présence et sois parfait ! » (Gn. XVII,
1) ; « Or Abraham était âgé de quatre-vingt-dix-neuf
ans quand il fut circoncis de la chair de son prépuce. »
(Gn. XVII, 24) ; « Abraham était âgé de cent
ans quand lui naquit Isaac, son fils. » (Gn. XXI, 5) ; «
Voici le nombre des années que vécut Abraham : cent soixante-quinze
ans. » (Gn. XXV, 7) ; « Les jours d’Isaac furent de
cent quatre-vingts ans. » (Gn XXXV, 28). « Joseph était
âgé de trente ans, quand il se tint en présence
du Pharaon, le roi d’Egypte. » (Gn. XLI, 46) ; « Jacob
dit à Pharaon : Les jours des années de mes pérégrinations
sont de cent trente ans ! Courts et mauvais ont été les
jours des années de ma vie. » (Gn. XLVII, 9) ; «
Jacob vécut dix-sept ans au pays d’Egypte. Les jours de
Jacob, les années de sa vie furent de cent quarante-sept ans.
» (Gn. XLVII, 28). Auparavant, Elohim annonce à Abraham
que le séjour de sa descendance en Egypte durera quatre cents
ans (Gn. XV, 13). Mais il est indiqué différemment dans
l’Exode que le séjour aura finalement duré quatre
cent trente ans (Ex. XII, 40). Le début de la construction de
« la Maison pour Yhwh » par Salomon est datée de
l’an quatre cent quatre-vingt après la sortie d’Egypte
(chiffre rond, de la source D, représentant symboliquement douze
générations) (1 R. VI, 1).
Aucun élément, dans le texte de la Genèse lui-même,
ne nous permet de situer historiquement le cœur des légendes
patriarcales. Le regard sur les traditions familiales restituées
permet seulement d’avancer une hypothèse, qui donne un
zeste de réalité à l’ensemble de l’épopée.
Les trois patriarches portent des noms que l’on peut faire remonter
au début du IIe millénaire. Le nom Abram correspond à
l’onomastique amorrhéenne. La forme Abraham semble revêtir
la marque de l’Egypte du XIXe siècle av JC. Le nom Jacob,
particulièrement sous sa forme complète Jacob-El, se rencontre
en Mésopotamie au XVIIIe siècle av JC. Bien que le nom
Isaac n’ait pas été retrouvé, il revêt
également les caractères de l’onomastique amorrhéenne.
L’on remarque que ces noms n’apparaissent plus dans la période
cananéenne. Leur sens est oublié par la tradition, qui
cherche à les expliquer par une étymologie erronée
des assonances.
Nous savons que les migrations patriarcales, dont l’arrivée
en pays de Canaan, peuvent être contenues dans les larges mouvements
des peuplades amorrhéennes. Les flux migratoires se sont déroulés
sur plusieurs siècles le long du croissant fertile. Ils ont pris
une forme plus ou moins violente. Il semble que l’on puisse considérer
les Amorrhéens comme les responsables de la destruction des villes
du Rétjénou (pays de Canaan) à la fin du IIIe millénaire.
Les traditions patriarcales disent, au contraire, que les patriarches
se sont approchés pacifiquement et qu’ils ont établi
leurs campements à l’écart des villes. Le conflit
qui éclate entre la maison de Jacob et les princes de Sichem
(Gn. XXXIV) suit l’installation pacifique, où l’on
voit Jacob acheter une parcelle de champ pour y planter sa tente (Gn.
XXXIII, 18-20). Nous avons vu que les cycles d’Abraham et de Jacob
proviennent à l’origine de traditions indépendantes.
Si nous voulons encore imaginer l’histoire, nous devons comprendre
que les groupes migratoires, issus d’un même ensemble ethnique
et culturel, ont suivi de semblables chemins en des temps différents.
La période la plus propice à l’installation des
patriarches à l’ouest du Jourdain se situe autour des XIXe
– XVIIIe siècles av JC ; lorsque les cités de la
région se repeuplent, après la période intermédiaire
que les archéologues situent entre l’ancien et le moyen
bronze. A cette époque, l’Egypte entretient des rapports
florissants avec le Rétjénou. La politique royale évite
les interventions militaires et les routes de la Mésopotamie
sont à peu près sûres. Nous avons également
vu que les récits qui mettent les patriarches en relation avec
les Araméens constituent autant d’anachronismes, dès
lors que les Araméens n’apparaissent dans l’histoire
qu’au XIIe siècle av JC. Il n’y a donc pas là
argument pour considérer une période basse pour l’installation
des patriarches.
La datation de la fin de la période patriarcale est aussi faiblement
assurée que celle de son commencement. Nous ne pouvons considérer
l’installation en Egypte sans ignorer toute la complexité
de ce flux migratoire. En outre, nous avons vu que, dans l’entremêlement
des sources, la Genèse porte des traditions largement postérieures
à l’époque présumée des patriarches.
Le récit du viol de Dinah par le prince de Sichem, suivi de la
terrible vengeance de Simon et de Lévi pourrait se raccrocher
au XIVe siècle av JC (Gn. XXXIV). Le traité entre Jacob
et Laban semble correspondre à l’installation des tribus
d’Israël au XIIIe siècle av JC. L’histoire du
lévirat de Tamar, l’épouse d’Er (le premier
fils de Juda) (Gn. XXXVIII) s’inscrit dans une période
d’expansion de la tribu de Juda, après l’époque
de Josué (que l’on situe au XIIIe siècle av JC).
A l’évidence, l’épopée patriarcale déroule un ensemble de récits mythiques autour d’Abraham, le Père exalté, dont est issu Isaac, le fils promis, et la génération de Jacob, fondatrice des douze tribus d’Israël. Conformément au but recherché, cet agrégat de textes mythiques, constitué autour du VIe siècle av JC, constitue la véritable pierre de fondation d’Israël. Il revêt, à ce titre, une importance majeure pour le peuple qui y reconnaît sa personnalité originelle et son enracinement, en regard des promesses divines. Les premiers Chrétiens cherchèrent à se positionner en tant que vrai Israël, afin d’assurer un fondement légitime à une religion nouvelle. Ils dérobèrent le patrimoine légendaire, d’autant plus aisément qu’Israël parut définitivement rayé de la carte par l’Empire romain. Ce n’est qu’au prix de sommes théologiques absurdes et paradoxales que l’Eglise classique parvint à relier deux visions du monde contraires. Mais le temps est venu, pour les Chrétiens, de se libérer de l’amertume de la vieille gangue, de rendre aux Juifs ce qui leur appartient et de refonder le christianisme. Il aura fallu deux millénaires aux Chrétiens pour rejeter la religion ancienne « comme un détriment » (Ph. III, 7) et autant de temps pour ne plus croire aux discours théologiques ; car tout discours sur dieu est impossible ! Il leur reste à s’appuyer sur la raison et à redécouvrir les vraies valeurs fondatrices d’amour et de paix universelle.
« L’Elohim du père » caractérise la
religion des patriarches, sans pour autant exclure la vénération
de divinités mineures. Nous voyons Laban en appeler au jugement
de « l’Elohim d’Abraham » et de « l’Elohim
de Nakhor » (Gn. XXXI, 53), tandis qu’il est attaché
à ses propres « Teraphim ». L’ordre voulu par
l’arrangement des traditions familiales, présente «
l’Elohim d’Abraham » puis « l’Elohim d’Isaac
». « L’Elohim du père » enjoint Jacob
d’émigrer en Egypte (Gn. XLVI, 3). Les frères de
Joseph sont les serviteurs de l’Elohim de leur père (Gn.
L, 17). Nous avons vu comment l’amalgame se réalise entre
la religion des patriarches et celle du peuple d’Israël conduit
par Moïse (Ex. III, 6). Nous avons un lien semblable dans l’expression
archaïque prêtée à Eliézer (le deuxième
fils de Moïse) : « L’Elohim de mon père est
venu à mon aide. » (Ex. XVIII, 4).
Nous retrouvons l’expression « le dieu du père »
dans les tablettes de Cappadoce (XIXe – XVIIIe siècle av
JC ). Il s’agit de documents ayant appartenu à des commerçants
assyriens qui organisaient les échanges entre la Mésopotamie
et l’Anatolie. Les dieux reconnus par les traditions familiales
étaient convoqués comme témoins des engagements
des parties. Ils pouvaient être seulement évoqués
ou proprement nommés. Nous avons par exemple : « Amurru,
le dieu de mon père » ; « Ishtar, la déesse
de nos pères » ; « Shamash, le dieu de mon père
». L’expression apparaît dans les archives de Mari
(XVIIIe s. av JC) et dans les lettres d’el-Amarna (XIVe s. av
JC). Les décisions qui engagent sont revêtues de l’autorité
de la divinité tutélaire ; de telle sorte que la décision
du patriarche ne procède pas d’un choix et ne souffre pas
la critique. A Abraham : « Va-t-en de ton pays… »
(Gn. XII, 1) ; à Jacob : « Reviens au pays… »
(Gn. XXXI, 3). Le dieu est protecteur envers Jacob : « Voici que
je suis avec toi, je te garderai partout où tu iras… »
(Gn. XXVIII, 15). Il s’engage par des promesses envers Abraham
(Gn XV, 5), envers Isaac (Gn XXVI, 3-4), envers Jacob (Gn. XXVIII, 13-15).
Le dieu du père n’est pas véritablement lié à un sanctuaire, mais à une tribu nomade. Il peut demeurer innommé ou être appelé du nom sous lequel il est vénéré. Mais le Livre de la Genèse dissimule le nom propre du dieu. Quelques qualificatifs en conservent seulement le caractère ou le symbole et l’appartenance à tel ou tel clan : « Effroi d’Isaac » (Gn. XXXI, 42) (le dieu de l’orage ?) ; « Fort de Jacob » (symbolisme du taureau ?), « Pasteur » (symbolisme du Maître des caprins ?), « Pierre d’Israël » (symbolisme de la pierre dressée ?) (Gn XLIX, 24). Nous touchons ici à la forme la plus ancienne des traditions religieuses.
Excursus
Le dieu père El et le dieu fils Baal
Parmi les trésors archéologiques de l’ancienne Ugarit (IIe millénaire av JC) (Tell Râs Shamra), nous avons un long poème en langue cananéenne, aux trois quarts conservé, qui dévoile les mythes majeurs du cycle de Baal. Il se divise en deux parties. Le premier récit concerne la lutte de Baal, le dieu sauveur, et de Yam, le dieu de la mer. Le deuxième récit traite du combat de Baal et de Môt, le dieu de la mort.
Au commencement, le monde est dominé par le dieu El, père
des dieux, des siècles et des hommes. Il est, certes, compatissant
et miséricordieux, mais éloigné de l’existence
humaine. Près de lui se tient sa déesse et épouse
Ashérah. Sa représentation figurée montre un vieillard
portant la barbe, ayant pour attribut un taureau puissant. Yam, son
premier-né, est le dieu de la mer et de toutes les eaux. La terre
et les nuées forment le domaine de Baal. La déesse vierge
Anat est sa sœur et sa fiancée. La dualité entre
les deux dieux surgit de leur nécessaire cohabitation dans le
monde. Yam exige que Baal lui soit livré et que son domaine lui
revienne. Il envoie des dieux messagers porter sa requête à
El. Le Très-Haut acquiesce à la demande. Alors, Baal s’arme
de la massue. Il s’élance en combat singulier contre son
frère Yam et le tue. Anat en rajoute et extermine les peuples
marins. Les dieux s’assemblent autour de Baal en un grand banquet
de victoire. Il appartient à Baal (le dieu sauveur) d’assurer
la fertilité du monde libéré de Yam (le monstre
marin –Léviathan–). Un temple d’or (symbole
du soleil) et d’argent (symbole de la lune) lui est construit
sur les hauteurs du Septentrion, d’où il verse la pluie
et épand la rosée.
Bien que la puissance du mal soit vaincue, la mort triomphe toujours
dans le monde. Les ennemis de Baal occupent les forêts et les
adversaires d’Adad (le dieu de l’orage assyrien) gîtent
dans les gouffres des montagnes. Pour mettre un terme à ces mauvaises
présences, Baal envoie un messager à Môt (le dieu
du monde infernal qui personnifie la mort), pour lui enjoindre de demeurer
en son propre domaine et de se satisfaire des offrandes funéraires.
Mais, par les œuvres de Môt, la sécheresse gagne et
la terre devient désertique. Après que Anat a produit
un enfant mort, Baal se décide à descendre aux enfers
pour y rencontrer Môt. Lorsque, dans la lutte acharnée
qu’il engage contre les démons, il succombe, la vie s’arrête
sur la terre. Le dieu El emplit les cieux de ses lamentations. Baal
est déposé en son temple du Septentrion. C’est alors
que la déesse Anat éplorée se dresse soudainement
contre le dieu Môt, le repousse dans les enfers et rend la vie
à la terre. Six ans durant, Anat cherche à rendre vie
à Baal. Au bout de la septième année (cycle de
la fertilité), Baal surgit à nouveau. Il affronte Môt
dans un combat d’où, finalement, nul ne sort vainqueur.
Mais, après qu’Anat a prédit à Môt
une déchéance certaine, le dieu de la mort retourne dans
le monde infernal et laisse la victoire à Baal. Le dieu sauveur
connaît la déesse Anat qui lui donne un enfant aussi puissant
qu’un jeune taureau.
Les textes d’Ugarit montrent que la fertilité de Baal se révèle sous de multiples aspects. Sous l’apparence d’un veau divin, il s’unit à une génisse pour remplir son rôle et assurer abondance de récolte et fécondité pour les humains et les animaux. Dagan lui est donné pour père (dans la filiation de El). Dieu des Phéniciens, des Assyriens et des Amorrhéens, il représente le froment sacralisé. Le pain est sa bénédiction. Dans la mythologie de Canaan, Baal livre un combat contre Môt tous les sept ans. Vaincu, sept années de sécheresse accablent le pays ; vainqueur, sept années fertiles favorisent la vie. Le songe de pharaon et l’explication qu’en donne Joseph s’appuie sur la croyance dans les cycles de fertilité et de sécheresse, conformément au mythe de Baal (Gn XLI, 15-32). Le texte biblique veut cependant que la décision appartienne à Elohim (en meilleur terme avec Yhwh) plutôt qu’elle ne dépende de la lutte de Baal contre Môt : « Ce que l’Elohim va faire, il l’a révélé à Pharaon. » (Gn. XLI, 25) ?
Le dieu El parle à Jacob pour lui adjoindre de rejoindre Béthel
: « Je suis l’El de Béit-El (Béthel), où
tu oignis une stèle et où tu me vouas un vœu. »
(Gn. XXXI, 13) ; « Jacob arriva à Louz, qui est au pays
de Canaan –c’est Béit-El- (...) Il y bâtit
un autel et il appela l’endroit El de Béit-El, car là
s’étaient révélés les Elohim alors
qu’il fuyait devant son frère. » (Gn. XXXV, 6-7).
On comprend que le dieu El est personnalisé à travers
tel ou tel sanctuaire où il est vénéré,
ici, Béthel.
Selon le récit P (sacerdotal), El Shaddaï était le
dieu des patriarches : « Elohim parla à Moïse et lui
dit : Je suis Yhwh ! Je suis apparu à Abraham, à Isaac
et à Jacob comme El Shaddaï et par mon nom de Yhwh je n’ai
pas été connu d’eux. » (Ex. VI, 3). Lorsque
Isaac envoie Jacob à Paddan-Aram, il le place sous la bénédiction
de El Shaddaï : « Que te bénisse El Shaddaï,
qu’il te fasse fructifier et multiplier, pour que tu deviennes
un groupe de peuples. » (Gn. XXVIII, 3) ; de même, lorsque
Jacob vient à Béthel : « Je suis El Shaddaï
; fructifie et multiplie-toi, une nation et même un groupe de
nation sortira de toi. » (Gn XXXV, 11) ; lorsque la tribu de Jacob
est menacée dans son existence, tandis que les frères
de Joseph retournent en Egypte : « Que El Shaddaï vous donne
de trouver pitié devant l’homme ! » (Gn. XLIII, 14)
; lors de la reconnaissance des fils de Joseph par Jacob : « El
Shaddaï me dit : Voici que je te ferai fructifier et te multiplierai
: je ferai de toi un groupe de peuples. » (Gn. XLVIII, 4). Nous
voyons que le dieu El Shaddaï est associé à l’espérance
de la fécondité et de la richesse. Il s’agit d’un
dieu de l’orage et de la fertilité que l’étymologie
akkadienne (Shadû = steppe ou montagne) associe à un dieu
de la steppe ou de la montagne. A la différence d’El Roï
et d’El ‘Olam, El Shaddaï n’est pas rattaché
à un sanctuaire particulier.
Un site archéologique de la moyenne vallée du Jourdain, nommé Tell Der ‘Alla et identifié à Soukkot (Ex. XII, 37), a révélé des fragments de crépi gardant les traces de graffiti dans une langue proche de l’araméen, dont une phrase a pu être rétablie : « Ecrit de Balaam, le fils de Beor, l’homme qui voit les divinités. » (voir Nb. XXII-XXIV). Les graffiti évoquent plusieurs divinités ; Shaddaï. Shagar et Ashtar sont mentionnées en association avec la fécondité des animaux. Il est remarquable de voir qu’un récit fragmentaire relate la révélation de certaines divinités à Balaam (le prophète araméen de Haute Mésopotamie), afin de lui remettre un message provenant du dieu El. Le voyant fait savoir qu’une catastrophe se prépare. Dans la cour céleste, les Shaddaïm ont vainement sollicité la miséricorde de la déesse. Balaam appelle ses contemporains à la piété, sous peine que le monde ne se trouve bouleversé. Nous retrouvons dans l’Oracle de Balaam de Nb. XXIV l’indication que le prophète « voit la vision de Shaddaï » (Nb. XXIV, 4). Un second récit moins lisible accorde un rôle actif au dieu El. Ces graffiti (datés de la fin du IXe s. av JC) furent écrits par quelqu’un qui vouait un culte à ce dieu, ainsi qu’à la déesse Shagar, dont il concevait l’intervention directe dans l’existence humaine, et aux Shaddaïm comme intercesseurs dans la piété familiale. Il est également intéressant de rapprocher le concept pluriel Shaddaï (Shaddaïm) avec l’autre concept pluriel du dieu El (Elohim). L’association du dieu Yhwh avec El Shaddaï était loin d’apparaître évidente. Aussi, lorsque Yhwh parle à Abram, il précise : « Je suis El Shaddaï ! » (Gn. XVII, 1). En trois mots, Yhwh reprend l’ancienneté de l’héritage !
La position éminente du dieu El (Elohim), dans les récits patriarcaux, amène à se poser la question de l’ignorance du dieu Baal par ces mêmes récits. Baal apparaît dans les textes égyptiens à partir du règne d’Aménophis II (1427 – 1392 av JC) et son culte se répand au cours de la XIXe dynastie (1295 – 1186 av JC) ; tandis que la cité d’Ugarit va disparaître brutalement aux environs de l’an 1100 av JC. Les Egyptiens ont toujours reconnu en Baal le grand dieu des Hyksos (XVe dynastie installée à Avaris -1636 – 1528 av JC-). Le songe de pharaon devient significatif dans le sens où il est construit sur la croyance dans le cycle de la fertilité liée au mythe de Baal. En révélant le symbolisme caché que renferme le songe, Joseph témoigne de son appartenance à la culture cananéenne et à la religiosité liée au dieu Baal. Il s’agit d’un élément clé pour comprendre la migration de la tribu de Jacob dans le cadre de l’invasion du delta du Nil par les Hyksos et reconnaître en Joseph un prince parmi eux. Si nous examinons le mythe que porte le songe, ce n’est point Elohim (ou El) que nous devons attendre, en tant qu’inspirateur, mais Baal lui-même, conformément aux textes d’Ugarit qui montrent que l’alternance septénaire de la fertilité de la terre et de la sécheresse lui est intimement liée. La raison la plus probable du paradoxe est que le rédacteur final du texte E (Elohiste) a occulté Baal pour le remplacer par Elohim.
Pour les patriarches légendaires, pour les peuplades qu’Israël s’est choisies comme ancêtres, Baal est le dieu vénéré du pays de Canaan (leur pays d’immigration), comme il l’est dans la proche Phénicie et dans la cité d’Ugarit où s’élève le plus prestigieux de ses sanctuaires. Saül, premier roi d’Israël (1030 – 1010 av JC) prénomma son quatrième fils Ishbaal (l’homme de Baal). Le nom Baal signifie Maître ou Seigneur. Le dieu Baal est, en effet, le Seigneur de la Terre, le Maître de la pluie et de la rosée, le dieu universel de la vie et de la fertilité. Nous savons qu’il fut vénéré comme un dieu pluriel attaché à des sanctuaires locaux : « les Baals des Hauts Lieux de l’Arnon. » (Nb. XXI, 28) A Sichem, il est appelé Baal de l’Alliance (Jg. VIII, 33). Il ne devint anathème dans le royaume d’Israël qu’après que le roi Achab (874 – 870 av JC), ayant pris pour épouse Jézabel, la fille d’Ethbaal (roi de Sidon), eut introduit son culte en sa capitale de Sichem (1 R. XVI, 31-33). Le rejet de Baal est à son comble lorsque le prophète Osée (VIIIe s. av JC) sévit en Israël.
Le Deuxième livre des rois nous donne un autre exemple de sacrifice du fils. Mésa, roi de Moab, payait au roi d’Israël une redevance de cent mille agneaux et de cent mille béliers laineux. A la mort du roi Achab (870 av JC), il se révolta contre le roi d’Israël, Joram, fils et successeur d’Achab. Joram forma alliance avec le roi de Juda (Josaphat) et le roi d’Edom (vassal du roi de Juda). La coalition s’appliqua à saccager le pays de Moab. Après avoir tenté une ultime manœuvre, le roi Mésa se retrouva désespérément enfermé dans Quir-Haréseth. La situation était pour lui si désespérée qu’« il prit son fils aîné, celui qui devait régner à sa place, et il l’offrit en holocauste sur la muraille. » (2 R. III, 27). Si le roi de Moab sacrifia bien à Baal, il agit davantage en regard de son caractère de dieu sauveur que de dieu de la fécondité. Le texte biblique ajoute : « Une grande indignation s’empara des Israélites : ils partirent loin de lui et retournèrent au pays. » (2 R. III, 27) (d’où l’on infère que le sacrifice fut agréé !). Le Livre de Josué rapporte par ailleurs que le sacrifice d’enfants constitue un rituel de fondation des cités. Après avoir détruit Jéricho, Josué peut prédire (plus que maudire) : « Maudit soit devant Yhwh l’homme qui se lèvera et rebâtira cette ville de Jéricho ! Au prix de son aîné il en posera les fondements et au prix de son cadet il en érigera les portes ! » (Jos. VI, 26). La malédiction prend appui sur le fait religieux que nul ne peut construire ou reconstruire une cité cananéenne sans sacrifier au rituel. Et l’on voit, effectivement, que Jéricho fut rebâtie au temps du roi Achab, après que celui-ci eut favorisé le culte de Baal en Israël. La prédiction de Josué trouva à se réaliser par Hiël de Bethel qui « au prix de son premier-né, Abiram, en posa les fondements et au prix de son cadet, Segoub, en érigea les portes. » (1 R. XVI, 34).
Nous avons vu que l’expression « le dieu du père
» des tablettes de Cappadoce (XIXe – XVIIIe s. av JC) provient
de documents de commerçants assyriens. Les dieux, reconnus en
tant que dieux des pères des parties en présence, étaient
convoqués comme témoins des engagements pris. Lors du
pacte fixant la limite des terres de pâturage entre Jacob et son
oncle Laban, les deux parties dressent une stèle en guise de
bornage. Ils prêtent serment de fidélité au pacte
qui les lie en invoquant, pour Jacob, « le dieu d’Abraham
» et, pour Laban, « le dieu de Nakhor ». Une glose
précise : « les dieux de leurs pères » (Gn.
XXXI, 53). Il s’agit en fait des dieux ancestraux, puisque Jacob
est fils d’Isaac (qui est fils d’Abraham) et que Laban est
fils de Bethuël (qui est fils de Nakhor). Vient ensuite le rituel
du pacte : « Puis, Jacob sacrifia un sacrifice sur la montagne
et invita ses frères à manger le pain. » (Gn. XXXI,
54). Le sacrifice de l’Alliance, entre Abraham et son dieu, participe
du même rituel coutumier (Gn. XV). Abram se procure un certain
nombre d’animaux en vue du sacrifice. Il les fend par le milieu,
car l’usage veut que les contractants passent entre les deux morceaux
des animaux, afin de s’assimiler aux victimes du sacrifice en
cas de rupture du pacte (Jr. XXXIV, 18-20). Le dieu d’Abram passe
effectivement au milieu des carcasses : « Voici qu’un four
fumant et une torche de feu passèrent entre les morceaux des
victimes. » (Gn XV, 17).
L’on offrait des sacrifices d’animaux sans autel, dans les
tribus ancestrales comme chez les peuplades nomades. La pratique cultuelle
de la pierre dressée (massebôt) répond à
diverses intentions. Lorsque Jacob érige une pierre en stèle
pour témoigner du pacte territorial conclu avec Laban, il demande
aux siens de ramasser des pierres et de bâtir un galgal (un monceau
de pierre), sur lequel le repas cérémoniel est partagé
(Gn. XXXI, 45-50). La stèle vient après la réconciliation
(Gn. XXXI, 43-44) comme le monument qui certifie le pacte. Elle constitue
l’élément positif. Le galgal marque l’emplacement
d’une victoire sur le mal. Une construction identique recouvre
le cadavre d’Acan, coupable d’avoir récupéré
de l’anathème (Jos. VII, 19-26) ; une autre, le cadavre
du roi d’Aï, pendu après le saccage de la ville par
Josué (Jos. VIII, 29). Jacob érige une stèle commémorative
sur la tombe de Rachel (Gn. XXXV, 20). Après le songe de l’échelle,
Jacob « prit la pierre qu’il avait mise à son chevet,
la plaça en stèle et versa de l’huile au sommet.
Il appela ce lieu du nom de Béthel (Maison de El). » (Gn
XXVIII, 18). Il s’agit d’une stèle qui a pour but
de rappeler la divinité vénérée en ce lieu.
La première étape d’Abraham en pays de Canaan est marquée par le Chêne de Moréh qui est à Sichem (Gn. XII, 6), autrement appelé le Chêne des augures (Jg. IX, 37). Sous le chêne de Mambré, il bâtit un autel (Gn. XIII, 18) et il reçoit les envoyés de son dieu (Gn. XVIII, 1). Pour fonder l’alliance avec Abimélech, « Abraham planta un tamaris à Bersabée et y invoqua le nom de Yhwh, El ‘Olâm, El d’éternité. » (Gn XXI, 33). C’est « sous le térébinthe qui est près de Sichem » que Jacob enterre les Teraphim emportés par Rachel (Gn. XXXV, 4). Pour commémorer l’alliance conclue avec le peuple de Sichem, Josué « prit une grande pierre et la dressa là, sous le Chêne qui était dans le sanctuaire de Yhwh. » (Jos. XXIV, 26). Déborah (la nourrice de Rébecca) « fut mise au tombeau au-dessous de Béthel, sous le Chêne qu’on appela du nom de Bakouth (Pleur). » (Gn. XXXV, 8). Nous retrouverons le symbolisme des arbres sacrés dans une prochaine étude. Notons seulement qu’ils caractérisent les sanctuaires cananéens contre lesquels s’acharnera l’idéologie religieuse de la Deuxième loi : « Vous devez faire disparaître tous les lieux où les nations que vous allez déposséder ont servi leurs dieux, sur les montagnes hautes et sur les collines, ainsi que sous tout arbre verdoyant. » (Dt. XII, 2). L’orthodoxie nouvelle installée à Jérusalem au retour de l’Exode (538 av JC) normalise la religion et construit l’histoire des patriarches telle qu’elle doit être, non point telle qu’elle fut.
Le rituel de la circoncision apparaît comme une injonction du
dieu Yhwh (qui se dit El Shaddaï), dans la déclaration d’alliance
: « A l’âge de huit jours sera circoncis tout mâle
d’entre vous, suivant vos générations. » (Gn.
XVII, 10-14). Abraham, quant à lui « fut circoncis »
à l’âge de quatre-vingt-dix-neuf ans ! Ce chapitre
de la Genèse provient de la source P (Sacerdotale), datée
du VIe s. av JC. « L’âge de huit jours » constitue
un déplacement de la tradition égyptienne, qui place le
rituel à l’âge de treize ans. Si nous revenons à
l’expression magique « époux de sang ! » prononcée
par Séphorah, nous comprenons qu’elle porte l’écho
de l’initiation au mariage dans laquelle s’inscrivait la
circoncision. En hébreu, hatan signifie époux et vient
du verbe hâtan, qui signifie circoncire ; d’où découle
hôten qui signifie beau-père et hâtan, qui signifie
fiancé, époux, gendre.
Moïse est déjà circoncis (à treize ans), mais son fils ne l’est pas (encore). Il ne suit pas l’ordonnance des huit jours, pas plus que les fils de la jeune génération d’Israël qui entrent en Canaan sous la conduite de Josué, tout simplement parce qu’elle n’existe pas encore. Nous sommes amenés à penser que le rituel originel des treize ans, commun à de nombreuses peuplades de la région, est également celui des Hyksos en Egypte. La circoncision est, en effet, largement répandue dans l’ensemble des pays asiatiques depuis des siècles. Un ivoire de Megiddo, daté du XIVe – XIIIe s. av JC, montre des prisonniers cananéens circoncis. L’obligation de circoncire « à l’âge de huit ans » est beaucoup plus tardive. Elle se comprend dans le cadre des grandes réformes du VIe s. av JC, au retour de l’Exode de Babylone, lorsque les religieux fondamentalistes imposent la Deuxième loi. La circoncision « le huitième jour » va sans doute permettre de reconnaître l’Hébreu, notamment, au moment des fiançailles ; mais le rituel perd son lien avec le mariage lui-même, pour devenir le signe de l’alliance d’Israël avec le dieu Yhwh.