Le discours habituel consiste à attribuer l’avantage du libéralisme, et la remise en question des principes collectifs, à une évolution humaine vers un individualisme marqué. Ce discours en forme de truisme n’explique rien. En effet, les principes collectifs contrarient toujours l’individualisme et, inversement, l’individualisme s’oppose nécessairement à la construction collective. Dire que la société se délite pour cause d’individualisme revient à prendre l’effet pour la cause. Nous devons plutôt prendre conscience que nous vivons un changement culturel et spirituel qui ne peut prendre forme que par la rupture du corps social ancien. Le libéralisme outrancier que nous connaissons pourrait bien n’être qu’un trait d’union entre deux modes de société.
La famille, la religion, le peuple, l’état ne constituent plus les fondations morales, politiques et sociales autrefois enracinées dans le judéo-christianisme triomphant. La délitescence fait effectivement retour à l’individualisme. Le moment est à l’expérience. Chacun cherche une expression de sa personnalité en dehors des cadres institutionnels qu’il juge surannés, au sein d’associations d’intérêts, de communautés spirituelles, de groupes tribaux aux attitudes antisociales. La perte de confiance dans les principes fondateurs des sociétés occidentales appelle à une organisation sociale nouvelle, portée par des valeurs qui restent encore à inventer.
Les jugements de valeur deviennent fondateurs lorsqu’ils gagnent une majorité populaire. Ainsi, les cultures se transforment et se succèdent, fécondées par d’autres cultures ou actualisées par leurs propres ressources. La société traditionnelle s’accroche aux valeurs anciennes jusqu’à la rupture, tandis que de fortes individualités, des communautés récentes ou des groupes marginaux tentent de faire émerger de nouvelles valeurs. Dans le foisonnement des modèles, l’un d’eux se trouvera, le moment venu, en adéquation avec l’esprit du temps. Il éveillera une espérance et répondra aux attentes angoissées du plus grand nombre. Il constituera les bases d’une société nouvelle sur de nouveaux repères.
La référence aux « valeurs » est constante dans notre société contemporaine. Chacun comprend qu’elles sont menacées de renversement. Un choc des cultures se prépare. Nul ne sait à quel moment s’imposeront les valeurs nouvelles, ni ce quelles seront vraiment. Une sourde opposition se fait sentir entre le matérialisme porté par le libéralisme et quelque chose d’autre d’essentiellement humain. Les générations passées confièrent la responsabilité du sens de l’Histoire au Dieu du monde. Il semble que ce Dieu soit enfin largement reconnu comme Diable. Il appartient désormais à l’homme seul de se détacher d’une existence absurde et de se donner collectivement un projet culturel et spirituel qui le dépasse.
L’idéologie libérale aidant, l’on pense communément que la notion de valeur est attachée à l’argent. A tel point que ce qui n’est pas mesurable en termes monétaires est en voie de perdre toute valeur. Il s’agit là d’une inversion de sens, puisque c’est la valeur qui fait le prix et non l’inverse. Un objet de prix n’est certes pas sans valeur. L’on conviendra cependant, qu’il y a des choses que l’on considère comme des valeurs alors qu’elles n’ont pas de prix.
Si nous attribuons une valeur à une chose, cela signifie qu’elle suscite notre désir. Si nous donnons une valeur à une idée, cela veut dire que nous la tenons pour séduisante. La valeur, essentiellement subjective, ne peut être déterminée ni par un prix imposé, ni par une norme de droit. Elle mesure notre propre désir ou notre vision singulière du monde. Le prix que nous sommes prêts à payer pour tel objet indique la valeur que nous lui attribuons. Le jugement que nous portons, sur l’échelle du bien et du mal, traduit la valeur que nous accordons à telle ou telle idée.
La valeur moyenne attribuée à tel produit sur le marché, en fonction de l’offre et de la demande, détermine son prix. La valeur moyenne donnée à une idée sur le forum conduit à la norme sociale. Les choses seraient aussi simples si les intérêts occultes n’entraient en jeu pour manipuler les marchés et manier les idées. Ne soyons donc pas des pantins et prenons conscience que nous devons rester maîtres de nos jugements de valeur.
Contrairement aux animaux, dont les appétits sont largement déterminés par leurs instincts, conformément aux lois de la nature, l’homme est le jouet des convoitises liées à sa condition sociale. Il se donne des « maîtres de désirs », pour se compter au nombre des consommateurs. Il voue sa fidélité à l’enseigne. Le mimétisme social et la publicité, dans ses formes sournoises ou affichées, constituent les principaux moyens pour lui ôter sa libre conscience, tout en lui laissant croire à sa liberté de choix. Les « maîtres à penser » relaient les « maîtres de désirs ». Forgée par l’idéologie libérale, la vision moderne du monde matérialiste considère essentielle l’acquisition d’objets. Les idoles du nouveau monde emplissent la maison. Le bonheur est un confort qui s’acquiert, nous dit-on, par un entassement de choses.
Mais du désir naît la violence entre les hommes. La lutte pour la possession s’engage et le tour de garde s’organise. Le désir, provoqué autant qu’inassouvi, se transforme dans les faubourgs en ce grand dépit que le vandalisme exprime. L’incivisme surgit de l’attrait toujours déçu d’une icône généreusement dévoilée. Ce monde là n’est décidément pas le nôtre.
La gnose ancienne nommait « Hyliques » (du grec hylé : la matière) les hommes qui ne voyaient de valeurs qu’aux choses matérielles. Leur langue était de bois, leur cœur de pierre et leur poigne de fer. Ils cherchaient à posséder la terre, tout autant que les hommes. Ils étaient également manipulés par les « maîtres de désirs ». Ils courraient toujours après quelques affaires. Ils ne semblaient venus sur terre que pour y commercer.
Les « Psychiques » (du grec psyché : l’âme) vivaient leurs passions humaines, d’amour et de haine, de colère et de pitié, de jalousie et d’envie en de savants épanchements. Maîtres des lois et des bons sentiments, ils s’employaient à juger les autres au regard de la norme. Leurs bavardages valaient jurisprudence. Prétendant vainement ordonner le monde, ils étaient de même les jouets des « maîtres à penser ».
Les « Pneumatiques » (du grec pneuma : l’esprit) rejetaient le monde de toutes les convoitises. Ils se dépouillaient des choses et se délivraient des passions. Ils se disaient d’ailleurs, et cultivaient, comme un souvenir, une bouture d’esprit quelque part dans leur âme. C’était des passants sur la terre. Ils ne reconnaissaient qu’à leur conscience claire le droit de porter un jugement de valeur. Ils le gardaient toujours caché au profond de leur cœur.
Ce n’est que par l’Esprit, que chaque homme peut arracher ses racines animales de la glèbe et rendre ses passions aux démons de la terre. Par l’Esprit, il peut se vouer à un projet personnel qui l’appelle au dépassement de lui-même. Il peut vouloir devenir « Homme ». Encore faut-il qu’il le décide ou convertisse sa vie sous le choc de la grâce. Il s’enrichit toutes les fois qu’il rejette l’inutile objet du désir, celui qui choisit de confier à l’Esprit la valeur absolue.
Dans le foisonnement des modèles en quête d’espérances, décidons ensemble de devenir responsables. Ordonnons nos vies, non point celle des autres. Répondons de nous-mêmes à notre seule conscience. Posons les fondements d’une communauté nouvelle, qui se remplisse d’hommes et de femmes libres, qui se donne le projet de faire vivre l’Esprit. Le XXIe siècle n’appartient à personne. Ayons l’audace de proposer au monde nos propres références !