Il n’est pas excessif d’opposer ici la tradition pharisienne
(légaliste), qui se perpétue dans le christianisme, à
un anarchisme éclairé qui n’a pas vocation à
changer le monde mais à s’extraire du monde.
Marcion et ceux qui se donneront pour disciples de Paul tireront toutes
les conséquences de la rupture avec la loi : le dieu qui est
au fondement de la loi n’est plus dieu ! et puisqu’il faut
qu’il y ait un autre dieu pour justifier une telle hardiesse,
ce dieu sera étranger à la création.
A partir de cette ultime assertion, le renversement des valeurs est extrême. Quelle légitimité justifie, dès lors, le pouvoir (politique ou religieux) sinon celle du mauvais archonte ? Qui se recommande de dieu (ou de la loi !), qui le sert, qui légifère ou rend la justice, qui suit ses commandements, s’embourbe irrémédiablement dans la « malédiction » !
La vocation du paulinisme n’est-elle pas alors de ne jamais trouver sa place dans l’histoire ? Ne porte-t-il pas en lui-même le germe de ces idées « hérétiques » que le corps social s’emploie à arracher comme l’ivraie à chacune de ses repousses ? Dans une époque qui semble voir s’achever l’ère du judéo-christianisme triomphant, mais qui développe plus que toute autre une inflation de l’esprit pharisien (la nomologie laïque procédant de toute évidence de cette culture), le paulinisme peut encore constituer une sûre fondation pour un esprit libre et désenchanté qui se veut en retrait de la loi et donne à son regard une tout autre vision du monde.
La mise à part d’Israël est formalisée par le contrat d’alliance qui lie le peuple avec son dieu. La loi en constitue le texte. Ainsi, la qualité de juif, de membre du peuple élu, se trouve-t-elle attachée, pour la loi, à la garde des articles de la loi, par la loi, à l’obéissance aux commandements divins. Telle est la rigueur, la conformité que demande la norme, qu’il peut être parlé, à propos du judaïsme, d’orthopraxie plutôt que d’orthodoxie. La loi orale s’insinue dans les interstices, que deux articles de la loi écrite pourraient avoir laissé à la libre interprétation de chacun ; si bien que loi divine et tradition (non moins divine) normalisent l’existence de chacun et prédéterminent une pratique de chaque instant sous le regard de YHWH.
Sous son aspect le plus éminent, le rituel culmine dans les sacrifices et les liturgies solennelles du Temple de Jérusalem (reconstruit après l’exil, rehaussé dans sa magnificence par le très décrié Hérode le Grand). Sanctuaire unique, baigné dans la présence du dieu non représenté qui l’habite, il est le lieu où sont déposés les rouleaux sacrés de la Thora, preuve écrite, s’il en est, de la toute puissance du dieu ! Au plus haut de la hiérarchie sacerdotale, figure du peuple juif : le Grand Prêtre. Il préside le Sanhédrin, mais voit son influence diminuer à proportion de son allégeance au pouvoir romain. L’abomination de l’hérédité de la charge ne fut interrompue, avec l’achèvement de la dynastie hasmonéenne, qu’afin qu’Hérode d’abord et les gouverneurs romains ensuite puissent la mieux pourvoir en prêtres fantoches. La caste sacerdotale dans son ensemble perdit son prestige auprès du peuple, au grand bénéfice des scribes et des docteurs de la loi.
Les sadducéens (dont le nom semble formé sur celui de Sadoq, le Grand Prêtre du Temple de Salomon) constituent la caste sacerdotale aristocratique. Conservateurs de l’ordre établi au point de collaborer avec l’occupant romain, ils ont placé toutes leurs certitudes dans l’interprétation littérale de la Thora. Tout désordre prophétique ou toute déstabilisation messianique les dérange. Liés au culte et à la vie du Temple, les sadducéens disparaîtront dans ses ruines lors de la prise de Jérusalem par Titus en l’an 70. La tradition sacerdotale lévitique sera revendiquée et reprise, sous une autre forme, par l’église judéo-chrétienne.
La vie religieuse des pharisiens n’a d’autre
raison que l’obéissance à YHWH par l’approfondissement
et la pratique de la loi. La casuistique est l’élément
clé de l’enseignement pharisien. Le même esprit ratiocinateur
passera naturellement dans l’église judéo-chrétienne.
Les pharisiens se préoccupent d’élaborer et de transmettre
une loi orale à valeur jurisprudentielle issue du commentaire
et de l’exégèse de la loi écrite. Ils s’assurent
qu’aucun espace de vie ne demeure hors norme. Cette tradition
se transmet de génération en génération
en tant que part intégrante de la loi divine et se trouve augmentée
de l’enseignement des rabbins successifs. Le resserrement du réseau
des lois rend compte de la toute-puissance et de la toute-présence
du dieu . Simultanément se creuse d’autant le fossé
de séparation entre Israël et les nations. Il reste que
les pharisiens développent certaines idées qui, si elles
sont difficiles à retrouver dans les écritures juives,
portent bien la marque de l’influence mazdéenne. Ces idées
seront au fondement du judéo-christianisme. Les pharisiens croient,
en effet, à la résurrection des morts et déroulent
dans les cieux une parfaite angélologie.
Par rapport à l’occupant romain, il semble que les pharisiens
aient eu, en tant que tels, une attitude généralement
réservée ; conscients de constituer un peuple à
part, ils se contentaient peut-être de laisser à YHWH le
soin de juger du moment de leur libération.
Les esséniens vivent, loin du Temple, en marge de la vie religieuse juive. Du fait des conditions impures de la reconstruction hérodienne, confirmées par la souillure quotidienne d’un sacerdoce impie, ce Temple doit être détruit pierre par pierre. La secte pourrait s’être constituée à partir des familles sacerdotales passées à l’opposition une fois que les Asmonéens eurent rendu héréditaire la charge du Grand Prêtre. Josèphe a pu voir dans la communauté essénienne toute l’authenticité de la religion. Bien que fondamentalement conforme à la tradition pharisienne, il semble que le rituel de Qumrân procède d’un autre esprit ; la communauté préfigure, dans son organisation et ses règles domestiques, les ordres monastiques de l’église judéo-chrétienne. Il n’est pas impossible que la communauté des thérapeutes, dont parle Philon, ait eu un rôle fondateur pour le monachisme égyptien.
L’influence essénienne est particulièrement nette dans l’Evangile de Jean, jusque dans l’utilisation du calendrier solaire (différent du calendrier lunaire de Jérusalem). L’influence du dualisme mazdéen apparaît en toute clarté dans l’opposition des esprits de lumière et de ténèbre, même si les textes demeurent dans les limites des exigences du monothéisme juif. Le cadre éthique de la vie essénienne, qui oppose la vertu au vice, l’esprit à la chair, et qui prône un ascétisme rigoureux (qui préfigure l’encratisme judéo-chrétien), reflète les mêmes emprunts. Les esséniens partagent avec les pharisiens la conviction de la résurrection des corps et d’une vie dans l’au-delà. Ils auront vécu dans l’attente de la fin des temps, jusqu’à ce que l’établissement monacal de Qumrân sombre dans la guerre de 66.
Les morts ressuscités surgiront de terre lorsque prendra fin ce temps messianique (dont il est dit qu’il durera mille ans). Dans l’hypothèse d’école où les justes ne ressusciteraient pas seuls mais entourés de tous les autres, se tiendraient alors les plus fabuleuses assises du jugement dernier. La bonne herbe serait séparée de l’ivraie, les fidèles voués à la béatitude éternelle, les autres condamnés à l’éternelle damnation (peut-être à un anéantissement plus radical). Pour être juste, ceux qui auront connu la mort avant l’heure annoncée de la résurrection, ne subiront pas de préjudice de ce fait ; ils connaîtront un verdict qui ne sera que la ratification du jugement particulier dont chacun, à son heure, aura fait l’objet, avant d’avoir été conduit vers les tourments de l’enfer ou la félicité du paradis, par mesure conservatoire.
Considérons, par exemple, la préoccupation des Thessaloniciens qui appelle la mise au point de Paul : « nous, les vivants, qui restons pour la venue du Seigneur, nous ne serons pas plus avancés que ceux qui se sont endormis ; (…) les morts dans le Christ ressusciteront d’abord ; ensuite, nous les vivants qui sommes restés, nous serons enlevés ensemble avec eux. » (1 Thess. IV, 15-17) Pour la plupart des Juifs, la notion d’une âme séparée du corps, telle qu’on la trouve dans l’imaginaire grec de l’immortalité, n’est pas concevable. Si bien que Paul parle de « ceux qui se sont endormis » comme séparés de la mort corporelle par un état intermédiaire.
Dans leur ensemble, les Juifs, avant la chute de Jérusalem, se sont, semble-t-il, préoccupés de scruter les signes annonciateurs de la venue du Messie plus qu’ils se sont attachés à espérer des perspectives proprement eschatologiques, qui, de toute façon, ne trouveraient leur parfait aboutissement que très longtemps après l’avènement du royaume. Pour la plupart d’entre eux, le Messie ne saurait être qu’un authentique descendant du grand roi David : « Yhwh a fait serment à David, vérité dont il ne se démentira pas : « Du fruit de tes entrailles je mettrai quelqu’un sur ton trône… » » (Ps. CXXXII, 11-12). Pour les esséniens, différemment, un grand prêtre eschatologique et un roi d’Israël se partageraient l’œuvre de restauration religieuse et nationale.
Au tournant de l’ère chrétienne, un courant de pensée apocalyptique original (marqué une fois encore par l’empreinte mazdéenne) proclame l’idée d’une salvation qui s’éloigne de la conception davidienne du Messie-Roi : « Avec les nuées du ciel, venait comme un fils d’homme ; (…) A lui furent donnés la domination, la gloire et le règne, et tous les peuples, les nations et les langues le servirent. Sa domination est une domination éternelle qui ne passera pas, et son royaume ne sera pas détruit. » (Daniel CII, 13-14) Alors qu’au sens premier l’expression « fils d’homme » ne signifie rien de plus qu’ « homme », dans son acception apocalyptique, elle prend valeur de nom propre et désigne un être transcendant : le Fils de l’Homme. Le Livre d’Hénoch (lu par la communauté essénienne) donne toute sa hauteur à la figure du Fils de l’Homme, figure céleste élevée au-delà de l’échelle des anges, préexistante à la création du monde, participante à la sagesse du dieu : « A cette heure ce Fils d’homme fut appelé auprès du Seigneur des Esprits, et son nom (fut prononcé) en présence du Prince des jours. Avant que soient créés le soleil et les signes, avant que les astres du ciel soient faits, son nom a été proclamé par-devant le Seigneur des Esprits. Il sera un bâton pour les justes, ils s’appuieront sur lui sans risque de trébucher. Il sera la lumière des nations, il sera l’espoir de ceux qui souffrent dans leur cœur. » (1 Hénoch XLVIII, 2-4) L’on saisit l’importance de cet imaginaire, recouvert d’un voile d’ésotérisme, dans la conception johannique du sauveur comme dans le tracé de la figure paulinienne du Christ.
La traduction grecque de la Torah devait ouvrir la voie à tout un courant de pensée juive qui tentera de donner à ses propres spéculations l’éclairage des concepts de la philosophie grecque, sans pour autant parvenir à une synthèse des deux modèles de pensée.
Contemporain de Jésus et de Paul, Philon reste le représentant le plus éminent de cette école juive d’Alexandrie. Il choisit d’expliquer les écritures juives suivant la méthode allégorique que certains grecs avaient depuis longtemps appliquée à la compréhension de la mythologie et des textes homériques.
La clé exégétique philonienne est forgée sur un système théologique et philosophique, qui manifeste l’influence des diverses écoles grecques autour d’un cadre qui demeure fermement platonicien dans l’opposition des mondes, sensible et intelligible. Ainsi, le sage devra-t-il chercher à se libérer de l’emprise de la matière pour s’élever dans la contemplation des réalités éternelles, jusqu’à l’union mystique avec l’unique dieu.
Entre le dieu très-haut et l’univers de la matière s’insère une hiérarchie d’entités intermédiaires, parfois proches des Idées platoniciennes, parfois assimilées aux cohortes angéliques des croyances juives. Puissances, tel est le nom (repris par Paul) que Philon donne à ces créatures ou émanations divines. Dans la proximité du dieu tout-puissant, au sommet de cette hiérarchie céleste : le logos. Il est source et organe de la création, participant de la nature divine sans être pour autant l’égal du dieu. Un lien de consubstantialité unit le logos à l’élément spirituel de l’âme humaine ; du fait de cette proximité, celle-ci retrouve la voie du retour à la sphère céleste.
Les spéculations philoniennes ne sont pas isolées. La littérature sapientielle porte un courant de pensée voisin où la sagesse divine personnifiée présente de fortes analogies avec les hypostases philoniennes. La conceptualisation du logos sauveur est au cœur de l’Evangile de Jean.
La proximité d’Etienne et de Jésus s’inscrit dans les faits. Etienne meurt lapidé et une persécution s’abat sur la première communauté judéo-helléniste. Les indications embarrassées de l’auteur des Actes nous donnent à entendre que cette persécution n’a été dirigée que contre la seule communauté des hellénistes. La communauté des « premiers disciples », réunie autour de Jacques, de Pierre et de Jean, n’est pas plus inquiétée qu’au moment du drame qu’à constitué la mort de Jésus. C’est donc bien la conception originale du judaïsme ésotérique faisant appel à l’imaginaire prophétique du fils de l’homme (Actes VII, 56) qui est mise en cause.
La communauté des hellénistes se disperse et se retrouve à Antioche. La mission (judéo-) chrétienne est née.
En détachant la prédication de Jérusalem, les judéo-chrétiens créent (probablement sans le voir) les conditions d’une mission aux limites de l’Empire, comme réponse à l’expulsion dont ils font l’objet. Ils n’annoncent le message qu’aux Juifs ; « Mais il y en eut quelques-uns, des Cypriotes, des Cyrénéens qui, venus à Antioche, parlaient aussi aux Grecs et leur annonçaient le Seigneur Jésus. » (Actes XI, 20)
Cette vision originale d’un judaïsme renouvelé (schismatique) ne pouvait interpeller, a priori, que des Juifs et, portée devant les païens, elle ne pouvait qu’accompagner une invitation à se convertir (au judaïsme) et à rejoindre une nouvelle alliance (le Christ étant un nouveau Moïse). Mais la voie était ouverte à la mission paulinienne…
La critique littéraire n’admet comme écrits authentiques que sept des quatorze lettres ordonnées dans le canon de l’Eglise judéo-chrétienne. L’accord le plus général se fait sur les lettres suivantes : 1 Epître aux Thessaloniciens, correspondance avec la communauté de Corinthe, Epître aux Galates, Epître aux Philippiens, Epître à Philémon, Epître aux Romains. Ces documents n’en sont pas moins suspects de manipulations particulières, d’interpolations tardives et d’arrangements intéressés.
Or, les critiques sérieuses partent généralement de présupposés théologiques, qui ne leur laissent pas la liberté d’aller au bout de l’explication des concepts pauliniens, afin d’en vérifier la cohérence et d’en tirer les conséquences philosophiques aussi bien que théologiques.
La cohérence des idées constitue, en effet, une part essentielle de la critique ; nous ne pouvons raisonnablement accepter l’argument que, dans le laps de temps de son action, Paul ait pu dire (ou faire) une chose et son contraire, sous le prétexte d’une évolution de sa pensée. A titre d’illustration, notons ce qu’écrit Jean Pépin à propos de Paul dans un ouvrage destiné aux étudiants en philosophie : « Du discours d’Athènes à la lettre aux Corinthiens, c’est un renversement complet, surprenant chez le même homme, dans la conception des rapports du christianisme aux philosophies contemporaines. » (in La Philosophie, direction de F. Châtelet, Hachette 1972). Jean Pépin oublie seulement que ce « renversement complet » est le fait de deux écrits hétérogènes : le discours d’Athènes est écrit par l’auteur des Actes des Apôtres et mis dans la bouche de Paul suivant une intention qui lui appartient. Nous ne pouvons, quant à nous, rester sur un sentiment de surprise ; nous devons rechercher la raison critique d’une telle perturbation dans l’exposé de la pensée de Paul.
Les Epîtres dites deutéro-pauliniennes constituent de même un tel infléchissement de la pensée de l’apôtre, que l’on est fondé à y voir des écrits intentionnels de falsification, plutôt que le travail rapide et peu respectueux d’une école paulinienne rangée à l’orthodoxie judéo-chrétienne. Maniées avec précaution, les Epîtres deutéro-pauliniennes (autant que les interpolations pratiquées sur les Epîtres authentiques) apportent néanmoins quelques lumières sur les rudes controverses qui opposèrent l’Hérésie paulinienne à l’Eglise judéo-chrétienne, au moment où celle-ci cherchait à se constituer en modèle d’orthodoxie. Elles désignent les enjeux.
La pensée du Paul des Actes est parfois très éloignée de celle du Paul épistolier. Elle présente de nombreux traits que l’on ne saurait attribuer à l’apôtre. Sur un point aussi fondamental que celui de ses relations avec le groupe des disciples de Jésus, le témoignage personnel de Paul diffère de ce que cherche à nous faire croire l’auteur des Actes. Autant celui-ci nous montre un empressement de Paul, devenu chrétien, à rejoindre les disciples de Jérusalem : Arrivé à Jérusalem il tenta de se joindre aux disciples (Actes IX, 26) et à maintenir ce lien en effectuant quatre voyages, autant Paul lui-même tient à préciser qu’il a choisi de ne point se montrer : Et sans même monter à Jérusalem vers ceux qui étaient apôtres avant moi (Gal. I, 17), qu’il a, par la suite, pris son temps : Trois ans après, je suis monté à Jérusalem faire la connaissance de Képhas (Gal. I, 18) et qu’il a tenu à éviter les rencontres : Ensuite, au bout de quatorze ans, je suis encore monté à Jérusalem (Gal. II, 1).
De façon générale, les Actes ignorent les conflits qui opposent Paul à Jacques et à Pierre. La controverse majeure de Jérusalem est passée sous silence ! L’intention claire de l’auteur des Actes est de donner à voir une Eglise idyllique, constituée par Jésus ressuscité lui-même autour de douze apôtres inspirés par « l’Esprit de Dieu ».
Les Juifs sont déshérités ! L’Eglise judéo-chrétienne hérite de l’Histoire pour avoir cru en l’accomplissement des prophéties. Elle se répand dans le monde habité de façon irrépressible, en dépit de toutes les contrariétés et de toutes les persécutions. L’auteur des Actes écrit, avec les matériaux dont il dispose, pour fabriquer l’unité du christianisme a posteriori. Sa vision du monde lui donne une histoire à rattraper pour preuve du fondement de sa théologie politique. La succession des faits, que cette histoire propose, constitue la réalisation du plan de Dieu pour Israël : Vous serez mes témoins à Jérusalem, dans toute la Judée et la Samarie et jusqu’au bout de la terre. (Actes I, 8) ; l’échec limité auprès des Juifs : Beaucoup de ceux qui avaient entendu la parole eurent foi. (Actes IV, 4) ; l’adhésion des païens : Eux écouteront. (Actes XXVIII, 28).
L’auteur des Actes a le souci constant d’affirmer la continuité de l’Evangile avec les Ecritures juives. En effet, sans continuité de l’Histoire, Yhwh n’est plus Seigneur ; c’est le retour au tohu-bohu épouvantable. L’on comprend que l’auteur des Actes cherche à gommer la rupture paulinienne qui contrarie cet ample et magnifique mouvement de l’Histoire !
Est-ce le même Paul qui déclare, ici, que la loi ne saurait apporter de justification à quiconque : Car s’il y a une justice par la Loi, le Christ est donc mort pour rien ? (Gal. II, 21) ; qu’il y a incompatibilité entre la loi de Moïse et la grâce du Christ : Vous qui vous justifiez par la Loi, vous êtes déchus de la grâce (Gal. V, 4) ; et qui se prévaut, là, de son passé de pharisien pour déclarer : Je sers le Dieu ancestral ; je me fie à tout ce qu’il y a dans la Loi et à ce qui est écrit dans les Prophètes. (Actes XXIV, 14) ?
Paul, pharisien convaincu resté fidèle à la loi, vient s’opposer à Paul qui a abandonné son zèle envers cette même loi, au point de la considérer comme un détriment, parce qu’il est supérieur de connaître le christ Jésus mon seigneur, à cause de qui j’ai tout mis aux détritus et tout estimé comme déchets. (Phil. III, 8).
Tout laisse penser que « le discours composé par Luc et mis sur les lèvres de Paul ne serait pas tenu sous la plume d’un auteur ayant vécu dans la familiarité de Paul » (Simon Légasse, Paul apôtre, Cerf 1994). L’auteur des Actes refuse et le nom et le rang d’apôtre à Paul qui, quant à lui, le revendique hautement. Il le légitime à un rang inférieur de saint envoyé vers les nations. Il occulte la révélation de la croix qui est au fondement de la pensée paulinienne ! Pourquoi ne fait-il jamais référence aux Epîtres de Paul ?
Au tournant du Ier au IIe siècle, « les Epîtres de Paul sont largement dépassées pour l’Eglise Judéo-Helléniste qui se constitue, probablement étouffées ; leur compréhension du message du salut, de la foi chrétienne, de l’Eglise et de ses rapports avec le monde, était à maints égards recouverte par des questions, des idées, des tâches procédant d’une autre conception du christianisme. » (Günter Bornkamm, Paul, apôtre de Jésus Christ, Labor & Fides 1988). Pourquoi, s’il en est ainsi, l’auteur des Actes porte-t-il une si grande attention à Paul ?
Marcion ayant inscrit dans son corpus canonique le seul Evangile de Luc (corrigé des « interpolations » judaïsantes - à moins qu’il ne s’agisse d’une version primitive de l’Evangile -), nous sommes amenés à penser qu’il eut agi avec une plus grande circonspection s’il avait connu l’attribution à Luc des Actes des Apôtres. La thèse de R. Joseph Hoffmann qui consiste à voir dans la rédaction des Actes une récupération de Paul, comme acte majeur de l’affrontement de l’Eglise judéo-chrétienne contre Marcion, mérite d’être retenue.
Si l’auteur des Actes ne parle jamais de la correspondance de Paul, il paraît tout autant n’en jamais faire usage. Pourrait-il en aller différemment quand Marcion se proclame l’authentique disciple de l’apôtre ? quand il inscrit dix de ses Epîtres (avec l’Evangile de Luc) au canon des écritures chrétiennes qu’il est le premier à constituer, alors qu’il rompt avec l’Eglise judéo-chrétienne (l’an 144) ? N’était-il pas tentant de mettre la contradiction dans le camp de Marcion en attribuant les Actes à Luc, sachant que Marcion en recevait l’Evangile ?
Paul apparaît, dans ce milieu du IIe siècle, comme une figure très controversée dont l’influence semble essentiellement portée par le succès de l’Eglise chrétienne marcionite. The « danger » that this church presented to « Christianity » was greatest in the génération between 150 and 190. In this period it and it alone was actually a couterchurch (Adolf von Harnack, Marcion, The Labyrinth Press 1990. Nous ajoutons les guillemets dans la citation.)
Nous ne pouvons pas ignorer, par ailleurs, que l’autorité de Paul est hautement revendiquée par l’éminent chrétien gnostique Valentin. Celui-ci affirme, qu’outre la tradition chrétienne que possèdent en commun tous les croyants, il fut lui-même initié par Theudas, disciple de Paul, à une sagesse secrète enseignée par l’apôtre à quelques élus qu’il estimait avoir atteint la maturité spirituelle (Clément , Stromates VII, 7 et Irénée, Contres les Hérésies III, 2, 1).
Nous nous proposons de rechercher Paul, tout d’abord, en ce qu’il est lui-même : juif de la diaspora, pharisien jusqu’au brisement de l’âme. Pourtant, sa pensée devient à ce point singulière qu’on la perçoit sans racine. N’est-ce point là le signe de toute rupture ?
Nous inviterons à notre travail ceux qui sont restés fidèles à l’authenticité de la bonne nouvelle et ceux dont la propre pensée a été fécondée par l’idée paulinienne de liberté. Nous tenterons de descendre le courant par la généalogie des maîtres, par les ramifications les plus diverses des groupes de pensée qui, de près ou de loin, au cours des trois premiers siècles (jusqu’au concile de Nicée), se sont placés sous l’autorité de Paul. Nous retiendrons le souvenir ou l’interprétation de chacun. Nous rencontrerons, dans le flot des écrits et des biographies, ceux qui se sont opposés de front ou, au contraire, ceux qui ont cherché (et réussi) à endiguer le courant paulinien ; ils constituent, en négatif, un précieux témoignage.
Au terme de cette recherche, nous aurons collectionné le plus grand nombre d’éléments possible pour avoir l’idée la plus précise de ce que nous convenons déjà d’appeler : « le paulinisme ». Cette pensée hérétique s’insinuera dans le cours de l’Histoire pour s’épanouir chez les bons chrétiens du Languedoc en sa dernière floraison. Il conviendra alors d’inférer le danger qu’une telle vision du monde représentait (et représente toujours) pour les pouvoirs politiques, aussi bien que pour l’Eglise judéo-chrétienne qui ne devait pas tarder à s’inscrire au rang des super puissances temporelles.
La justice n’est pas le résultat de l’obéissance à la loi, pas davantage le repentir, s’il y a faute, mais bien le fait d’être rendu juste par pure grâce, hors du champ de la loi : Nous nous sommes fiés au Christ pour être justifiés en fonction de la foi au Christ et non des œuvres de la Loi. (Gal. II, 16) Qu’est-ce donc que se fier au Christ, sinon croire dans le renversement des valeurs de la loi, jusqu’à croire qu’il est demeuré lui-même hors du pouvoir des juges, que sa mort n’est pas mort, afin que nous marchions nous aussi dans une vie nouvelle (Rom. VI, 4) ?
Paul n’abolit pas pour autant toute loi : Alors par la foi abolissons-nous la Loi ? Que non ! Au contraire, nous établissons la Loi. (Rom. III, 31) ; il substitue à la loi positive une loi vivante. Cette loi véritable est une loi de l’intelligence, du jugement intime de la raison ; c’est une loi de la conscience libre, une loi intérieure à chacun. Cette loi vivante ne peut être dite loi naturelle dans le sens où elle ne procède précisément que d’une grâce divine extra-mondaine. Cette fin de la loi positive (la loi de Moïse) : Car le Christ est la fin de la Loi pour la justice de quiconque a foi (Rom. X, 4), à laquelle se substitue désormais la loi du Christ comme foi en l’absence de loi, appelle chacun à renouveler son jugement à l’orée d’une nouvelle vie : Ne vous conformez pas à cet âge-ci, mais transformez-vous par le renouvellement de votre intelligence pour discerner quelle est la volonté de Dieu : ce qui est bon, agréable, parfait. (Rom. XII, 2)
Le corollaire à l’absence de loi ne saurait être véritablement la licence qui, en définitive, procède du droit, mais l’intelligence des situations et des attitudes, cette participation consciente à la souffrance des hommes qui devient compassion. Tout est permis (1 Cor. X, 23) ; Tout m’est permis (1 Cor. VI, 12) : le péché (ou la contravention) n’est plus, puisque la transgression n’a plus sa norme. Mais tout n’est pas bon. Le péché reste attaché au corps comme une puissance quasi personnelle (le mal) qui habite l’homme : Si donc je fais ce que je ne veux pas, ce n’est plus moi qui agis mais le péché logé en moi. (Rom. VII, 20) La loi n’est plus une série d’articles négatifs énumérant les interdictions, elle est élan et non plus recul, elle est une non-loi qui appelle à une éthique spontanée : Le fruit de l’Esprit est amour, joie, paix, générosité, prévenance, bonté, fidélité, douceur et tempérance. Contre de telles choses il n’y a pas de loi. (Gal. V, 22-23)
Le tribunal des hommes agit dans un autre ordre, celui du mauvais âge présent (Gal. I, 4). Cette loi du Christ est d’autant plus assurément une non-loi qu’elle est le lieu où tout jugement perd sa raison : Peu m’importe à moi d’être jugé par vous ou par un Jour des hommes. Je ne me juge même pas moi-même. (…) c’est le Seigneur qui est mon juge. (1 Cor. IV, 3-4). Le jugement de soi-même perd du même coup sa pertinence en l’absence d’échelle de mesure ; sauf à répondre à un seul engagement : Car toute la Loi est remplie en cette seule parole : Tu aimeras ton proche comme toi-même. (Gal. V, 14)
La question s’est posée, non à Paul, car la fulgurance de l’événement du chemin de Damas a tout le caractère d’une évidence qui envahit la conscience par effraction. S’il y a incertitude, n’est-ce pas pour le moins que deux écoles s’affrontent ? Nous n’avons pas les questions, mais nous avons les réponses. D’abord l’Epître à Tite et l’Epître à Timothée, les deux « pastorales » faussement attribuées à Paul et dont nous pouvons penser, en toute vraisemblance, qu’elles « corrigent » la prédication authentique de l’apôtre : Rappelle-leur de se soumettre aux principautés et aux pouvoirs, et d’obéir (Tite III, 1) ; Je t’exhorte donc, avant tout, à ce qu’on fasse demandes, prières, sollicitations et actions de grâce, pour tous les hommes, pour les rois et tous ceux qui ont quelque supériorité. (1 Tim. II, 1-2) Ensuite l’Epître de Pierre, bizarrement transcrite par un disciple de Paul alors que l’opposition de l’école pétrinienne envers Paul n’est plus à démontrer : Soumettez-vous, à cause du Seigneur, à toute institution humaine que ce soit le roi comme souverain ou les gouverneurs comme envoyés par lui (…) Honorez tout le monde, aimez les frères, craignez Dieu, honorez le roi. (1 Pierre II, 13-17)
L’on nous rétorquera « Romain XIII » : Que toute âme se soumette aux pouvoirs établis car il n’est de pouvoir que de Dieu et ceux qui existent sont imposés par Dieu, si bien que celui qui s’oppose au pouvoir s’oppose à la disposition de Dieu et les opposants seront condamnés. Car les chefs ne sont pas à craindre quand on agit bien mais quand on agit mal. Veux-tu ne pas craindre le pouvoir ? agis bien et il te louera, car ce n’est pas pour rien qu’il porte le sabre, il est au service de la colère de Dieu pour châtier si on agit mal. D’où la nécessité de se soumettre non seulement à cause de la colère mais aussi à cause de la conscience. (Rm. XIII, 1-5) Cette proclamation témoigne d’une intention apologétique dont nous nous sommes attachés à démontrer (voir thèse universitaire « En quête de Paul ») qu’elle constitue une interpolation judéo-chrétienne, vraisemblablement d’origine romaine. Mais nous pouvons remarquer ici qu’il n’est pas un mot de l’exhortation qui ne soit en contradiction avec ce que nous savons de la pensée ou de l’action de l’apôtre. Paul est fondamentalement rebelle depuis qu’il est Paul. Son premier titre de gloire, il le tient pour avoir échappé à l’ethnarque du roi Arétas en se faisant descendre dans un panier le long d’une muraille de la ville de Damas ! C’est un peu nouveau de l’entendre proclamer la crainte du châtiment des hommes pour justifier l’obéissance à la loi ! Et si contradictoire à la révélation de la croix ! Rappelons-nous comme il se glorifie de se montrer serviteur de son dieu par des plaies, des emprisonnements (2 Cor. VI, 5) ; d’être châtié pour le Christ, au nom d’une foi qui est rejet de la loi : Ils sont serviteurs du Christ ? je déraisonne, mais je le suis davantage par plus de labeurs, plus d’emprisonnements, bien plus de plaies et de fréquents dangers de mort. Cinq fois j’ai reçu les quarante coups moins un des Juifs et trois fois des coups de trique ; une fois j’ai été lapidé (2 Cor. XI, 23-25) ; d’être crucifié avec le Christ (Gal. II, 19). Que dire encore de sa référence à la colère du dieu ? Si celui-ci devait être en colère, n’est-ce pas envers ce renégat de Paul ?
Le renversement de la loi porte en lui le culbutage de tout ce qui tient par la loi, c’est-à-dire, les hiérarchies d’une sagesse normative et d’un pouvoir institué. Nul législateur, nul hiérarche, nul archonte, nul puissant ne saurait, désormais, se prévaloir d’une quelconque légitimation divine.
Irénée dit que toutes les hérésies dérivent de Simon de Samarie (qu’il appelle Simon le Magicien) (CE I, 23, 2). La communauté que celui-ci devait créer, après avoir été baptisé par Philippe, a été probablement la première à élaborer l’idée de rupture d’avec la Torah et à développer une gnose chrétienne. Ce qui détermine l’hérésie, ce qui sépare, ce n’est jamais la spéculation sur les anges, mais la conception (du fondement) de la loi ! « Les Simoniens étaient en fait des pauliniens radicaux » écrit R. M. Grant (in Gnosticism and Early Christianity, New-York 1959). Il se demande si la confusion de Simon avec Paul ne se trouve pas chez Irénée comme elle se trouve dans les Homélies Clémentines et dans certains milieux judéo-chrétiens où, sous le nom de Simon, c’est Paul (ou son disciple Marcion) qui est attaqué.
Paul n’est-il pas décidément au point d’origine de toutes les « hérésies » ? C’est la question fondamentale à laquelle nous nous sommes efforcés d’apporter une réponse dans notre recherche universitaire : « En quête de Paul ».