Deux récits de la vocation de Moïse se juxtaposent : le
premier se situe dans le décor du roncier ardent, tandis que
Moïse est réfugié chez le prêtre de Madian
(Ex. III-IV, 23) ; le deuxième s’inscrit dans une relation
de résistance à Pharaon (Ex. VI, 2-13 ; VII, 1-5). L’une
des traditions appelle le prêtre de Madian « Reouël
» (Ex. II, 18) ; l’autre le nomme « Jéthro
» quelques versets plus loin (Ex. III, 1). De même, l’on
remarque que le départ du peuple d’Israël résulte
ici d’une épreuve de force entre Moïse et Pharaon
(Ex. III, 20-22 ; XII, 31-32) ; tandis que là, il s’agit
d’une fuite dissimulée (Ex. XIV, 5). Notons encore que
la montagne de la révélation est ici « l’Horeb
» (Ex. III, 1), là « le Sinaï » (Ex. XVI,
1).
Les sources appelées « E » (Elohiste) et «
J » (Yahviste) sont plus difficiles à distinguer que ce
ne fut le cas dans notre étude sur l’épopée
des patriarches, tant l’amalgame créé par «
P » (Rédacteur sacerdotal) est serré. Leurs caractéristiques
se repèrent ; mais le tressage de la composition est plus fin.
Les ajouts du Rédacteur se perçoivent ; particulièrement
dans l’institution de la Pâque (Ex. XII, 1-20) ou celle
des azymes (Ex. XII, 40-51). La critique littéraire lui accorde
sans problème Le cantique de Moïse (Ex. XV, 1-21), dont
la composition après coup célèbre le fameux passage
de la mer à pied sec et la destruction de l’armée
de Pharaon.
On ne peut éviter de saisir l’intention manipulatrice du Rédacteur sacerdotal qui compose la légende fondatrice d’Israël sur des traditions vieilles de quelque sept siècles en vertu d’objectifs politico-religieux du VIe siècle av JC.
Néanmoins, les récits de l’Exode et des Nombres
(dans le désert) indiquent clairement que si le groupe qui quitte
l’Egypte contient Israël, il le dépasse : «
Un mélange nombreux monta aussi avec eux. » (Ex. XII, 38)
; « Un ramassis de gens qui se trouvait en son sein furent en
proie à la convoitise et même les fils d’Israël
se remirent à pleurer. » (Nb. XI, 4). A l’évidence,
cela signifie que les causes qui projettent le groupe dans le désert
affectent une population plus large qu’Israël.
Dans la période historique élargie en laquelle le récit de l’Exode peut trouver place (fin du règne d’Akhenaton -1328 av JC- fin du règne de Merènptah -1203 av JC-), l’Egypte maîtrise les territoires de « Canaan ». Le terme biblique « Hébreux » est en résonance avec le terme Egyptien « Amurru » (territoires des Amorrhéens) ou « Hurru » (territoires des Hittites). Colonie de l’Empire, l’ensemble du pays situé à l’ouest du haut Euphrate et de la Méditerranée aux rives du Jourdain fournissait une main d’œuvre servile. Les textes bibliques reprennent l’appellation « Hébreu » dans un sens général. Joseph s’adressant à l’échanson égyptien : « J’ai été enlevé du pays des Hébreux » (Gn. XL, 15). Il s’agit de ce territoire des marches de l’Empire égyptien, « où se trouvent le Cananéen, le Hittite (Hurrite), l’Amorrhéen (Amurru), le Perizzien (Hurrite), le Hévéen (nomade) et le Jébuséen (Jébus : premier nom de Jérusalem) » (Ex. III, 8). Remarquons que ce sont des Ismaélites ou des Madianites qui enlèvent Joseph « du pays des Hébreux ». Il est significatif que le Rédacteur sacerdotal nomme « les Hébreux » jusqu’au récit de l’Exode et qu’il évite de le faire par la suite. Il veut imposer l’idée que l’Exode est le seul fait d’« Israël » et qu’il le constitue en tant que peuple.
Remarquons que le terme « Hébreu » réapparaît
dans le cadre de la loi sur l’esclavage : « Lorsque tu achèteras
un esclave Hébreu » (Ex. XXI, 2) ; « Si ton frère
hébreu, homme ou femme se vend à toi » (Dt. XV,
12). Mais il introduit alors, précisément, la distinction,
non seulement avec les goïm (les païens), dont l’esclavage
n’est pas codifié, mais également avec « les
fils d’Israël » dont l’esclavage est interdit
: « S’il se trouve un homme qui ait ravi une personne d’entre
ses frères, d’entre les fils d’Israël, qu’il
en ait fait son esclave ou qu’il l’ait vendue, ce voleur
mourra. » (Dt. XXIV, 7). L’esclavage est en effet une malédiction
(Jos. IX, 23). Lorsque Salomon décide de bâtir «
la Maison de Yhwh », il procède de la sorte : « Tout
ce qui restait de la population des Amorrhéens, des Hittites,
des Perizziens, des Hévéens, des Jébuséens,
eux qui n’étaient pas des fils d’Israël, leurs
fils qui après eux étaient restés dans le pays
(des Hébreux), ceux que les fils d’Israël n’avaient
pu vouer à l’anathème, Salomon les leva pour la
corvée d’esclave. Mais des fils d’Israël, Salomon
n’en réduisit aucun à l’esclavage. »
(1 R. IX, 20-22) (voir Lv. XXV, 44). Le roi d’Israël emploie
comme esclaves les populations cananéennes qui répondent
au terme Egyptien « Amurru » ou « Hurru ». Elles
ne fournissent plus la main d’œuvre servile de Pharaon, mais
celle du roi Salomon.
Lorsque nous retrouvons « les Hébreux » dans le Livre
de Samuel, ce sont les Philistins qui les nomment. Le vocable désigne
pour les Philistins les mêmes peuplades que pour les Egyptiens
: « Les Philistins dirent : « Que signifie le bruit de cette
grande acclamation dans le camp des Hébreux ? » »
(1 S. IV, 6) ; « Et les Philistins dirent : « Voici des
Hébreux qui sortent des trous où ils se cachaient. »
» (1 S. XIV, 11). « Les Philistins disaient : « Il
ne faut pas que les Hébreux fassent des épées ou
des lances. » Aussi tous les Israélites descendaient-ils
chez les Philistins pour aiguiser. » (1 S. XIII, 19-20). Nous
voyons que le narrateur différencie « les Hébreux
» et « les hommes d’Israël » (1 S. XIII,
6-7). « Les satrapes des Philistins dirent : « Qu’est-ce
que ces Hébreux ? » Et Akish (fils de Maok, roi philistin
de Gath) dit aux satrapes des Philistins : « N’est-ce pas
là David, le serviteur de Saül, roi d’Israël
? » » (1 S. XXIX, 3). David et ses hommes sont d’abord
identifiés comme des Hébreux, ensuite comme des Israélites.
Lorsque Saül emploi le terme « Hébreux », il
désigne également l’ensemble de la population du
pays, par opposition aux Philistins (envahisseurs crétois) :
« Alors, Saül fit sonner du shophar dans tout le pays, pour
dire : « que les Hébreux l’entendent ! » Et
tout Israël entendit dire : « Saül a tué le préfet
de Philistins. » » (1 S. XIII, 3-4).
Nous remarquons que la stratégie des Israélites devant
le danger se différencie de celle des Hébreux, qui s’enfuient
au-delà du Jourdain (1 S. XIII, 6-7). En des termes plus explicites
nous voyons aussi des Hébreux, préalablement alliés
aux Philistins, changer de camp et s’allier à Israël
: « Quant aux Hébreux qui d’hier et d’avant-hier
étaient pour les Philistins et qui étaient montés
au camp avec eux, ils firent volte-face pour être, eux aussi,
avec les Israélites qui étaient avec Saül et Jonathan.
» (1 S. XIV, 21).
Les textes bibliques nous font connaître que le règne de David se caractérise par la volonté d’intégrer des populations du pays (les Hébreux) au royaume d’Israël. Le règne de Salomon accentue la politique d’assimilation en découpant le pays en districts administratifs sous contrôle des Israélites. Les distinctions entre les tribus ou les différentes populations hébraïques (dont les israélites) s’effaceront peu à peu. De sorte que, mis à part les textes qui en appellent aux plus anciennes traditions, le terme « Hébreu » tombera en désuétude. « Abram, l’Hébreu » (Gn. XIV, 13) fut « père d’une multitude de nations » (Ex. XVII, 5) : par Ismaël, fils d’Hagar l’Egyptienne, par Isaac, fils de Sarah et par Madian, fils de Quetourah. Descendant d’Abraham par Isaac, les Israélites reconnaissent (Jacob-) Israël pour père fondateur.
Lors d’une campagne datée de l’an IX de son règne,
Aménophis II (1427-1392 av JC) a rencontré des ‘prw
dans l’Hurru. Dans la liste des catégories de prisonniers
donnée par une stèle commémorative, sont cités
d’abord les rois (127), les frères de rois (179) et les
‘prw (3 600) ; puis viennent les Shasou (15 200), les Hurrites
(36 300), etc.
La fameuse « stèle d’Israël », stèle
égyptienne de l’an V de Merènptah (1213-1203 av
JC), prouve que le peuple d’Israël était présent
en Canaan ou dans le Hurru à la fin du XIIIe siècle av
JC. Le texte écrit en hiéroglyphes fait état de
la soumission des cités et des territoires d’Ascalon (plaine
côtière méridionale), de Gézér (ouest
de Jérusalem) et de Yonoam (sud du lac de Galilée). Israël
est suffisamment caractérisé pour être mentionné
à côté des trois cités. Cependant, la citation
d’Israël souligne qu’il s’agit d’une peuplade
nomade qui ne peut être rattachée à aucune cité,
ni à aucun territoire particulier. Au cours d’une campagne
dans le pays, Merènptah aurait donc défait Israël
au point, dit le texte, d’avoir anéanti ses capacités
d’existence. Avant Merènptah, ni Ramsès II, ni Séthi
Ier n’ont rencontré Israël dans leurs campagnes. Ils
ont par contre affronté les Hapiru dont nous connaissons la rébellion
par une stèle de Séthi Ier à Beth Shean (rive méridionale
du lac de Galilée).
On possède une dizaine de documents égyptiens, échelonnés
du règne de Thoutmosis III (1479-1425 av JC) à celui de
Ramsès XI (1099-1069 av JC), qui mentionnent les Hapiru. Les
premiers textes les décrivent comme combattants dans le Hurru
ou esclaves en Egypte. Sous Ramsès III (1184-1153 av JC), ce
sont des esclaves au service des temples du Delta. Sous Ramsès
IV (1153-1147 av JC), ils sont esclaves dans les carrières. C’est
à la même période (entre le XIe et le Xe siècle
av JC), c’est-à-dire au début de la royauté
israélite, que le vocable Hapiru disparaît aussi bien en
Egypte qu’en Israël.
On s’accorde à considérer que le droit de l’esclavage
de Ex. XXI, 2-6 (« Lorsque tu achèteras un esclave hébreu…
»),amendé par Dt. XV, 12-17, est antérieur à
l’institution de la législation sur l’esclavage de
Lv. XXV, 39-55. Formalisée après le retour de Babylone,
il n’y est plus question de « l’esclave hébreu
». Dans le texte de l’Exode, « l’esclave hébreu
» est acquis pour une période déterminée
de six années au terme desquelles il aura le choix entre la liberté
ou la perpétuité. S’il décide de s’aliéner
définitivement, il s’intègre à la maison
de l’Israélite. Le vocable « Hébreu »
est pris dans le même sens que lui donnaient les Egyptiens et
les Philistins. Il s’agit d’un indigène (d’un
fils d’Abraham) en ce pays désormais sous la domination
de la monarchie israélite.
La paléographie identifie les Hébreux, « ibrîm » avec les « Hapiru » des documents cunéiformes, les « ‘prm » d’Ugarit et les « ‘prw » des documents hiéroglyphiques. Ils apparaissent beaucoup plus comme une catégorie sociale guerrière, une sorte de horde liée aux Hurrites, que comme un groupe ethnique. Ils se rencontrent d’abord en Mésopotamie, à la fin du IIIe millénaire av JC. Il semble qu’ils forment une soldatesque nommée du terme générique sumérien « sa.gaz » que l’on traduit par « brigands ». Les Israélites, lorsqu’ils apparaissent sur la scène de l’histoire à la fin du IIe millénaire av JC, partagent largement les conditions des Hébreux, particulièrement dans leurs relations avec les Egyptiens et les Philistins. Lorsque les Hébreux ne sont plus nommés, les Hurrites cessent également d’être mentionnés. C’est alors que les Israélites entrent à leur tour dans l’histoire, portant dans leurs bagages un certain nombre de coutumes hébraïques.
Le Rédacteur sacerdotal rattache la servitude « des fils
d’Israël » à la construction « des villes
d’approvisionnement pour Pharaon : Pithom (Maison d’Atom)
et (Pi)Ramsès (Maison de Ramsès) » (Ex. I, 11) auxquelles
les LXX ajoutent « On qui est la ville du Soleil ». Ces
indications semblent confirmer Ramsès II comme le responsable
de l’oppression des « fils d’Israël »,
d’autant que ce pharaon construisit dans le Delta où il
transporta sa capitale.
L’argument de l’ennemi de l’intérieur nous
amène à considérer que la XIXe dynastie -issue
des rangs de l’armée égyptienne- réaffirme
les valeurs guerrières. Séthi Ier (1294-1279 av JC) lance
une offensive contre les bédouins Shasou dans le sud de Canaan.
Les Egyptiens rencontrent les Hittites lors d’escarmouches qui
précèdent la fameuse bataille de Qadesh (1275 av JC) remportée
par Ramsès II (1279-1213 av JC). Le Pharaon établit une
série de forts le long de la route côtière, à
l’occident du Delta, et il mène plusieurs campagnes pour
reprendre le contrôle des cités maritimes aussi bien que
de l’Amurru.
L’asservissement biblique répond au constat du Pharaon
: « On leur imposa des chefs de corvée pour les accabler
sous leurs charges. » (Ex. I, 11). Par la suite, les conditions
de la corvée empirent (Ex. V, 6-18). Notons que, s’il existe
une administration militaire organisée, il y a peu de garnisons
sur le territoire égyptien et l’armée n’est
jamais véritablement utilisée comme un instrument d’oppression.
Par contre, elle veille à l’encadrement des prisonniers
de guerre soumis à l’esclavage. La main d’œuvre
pour la réalisation des grands travaux est généralement
fournie par les esclaves ramenés des expéditions militaires
ou déjà attachés aux temples et aux domaines royaux.
La prise d’esclave répond au droit de la guerre. Lorsque
le roi David s’empare de Rabbah, la capitale d’Ammon, il
asservit de même la population pour l’affecter à
divers travaux dont « le moule à briques » (2 S.
XII, 31). Deux papyrus datés du règne de Ramsès
II prescrivent les rations des Hapiru soumis au transport des pierres
de construction dans la région de Memphis. La stèle de
l’an III de Ramsès IV aux carrières du Ouâdi
Hammâmât fait état d’un apport de main d’œuvre,
dont huit cents esclaves Hapiru.
La condition des esclaves hébreux (hapiru) ne semble pouvoir résulter que de faits de guerre. Si nous devons considérer l’enracinement des « fils d’Israël » en Egypte et leur mise au rang des esclaves hébreux, il s’agit alors d’un retournement de leur situation dont nous méconnaissons les raisons. Elles se dissimulent peut-être dans le verset laconique : « Alors se leva sur l’Egypte un nouveau roi qui n’avait pas connu Joseph. » (Ex. I, 8).
Le Rédacteur sacerdotal introduit le massacre des enfants de
telle sorte qu’il trouve sa logique dans le paradoxe (Yhwh tient
ses promesses de fécondité) : « A mesure qu’on
l’opprimait, le peuple se multipliait et débordait davantage,
aussi finit-on par avoir de l’horreur pour les fils d’Israël
» (Ex. I, 12). Si nous considérons le seul récit
Elohiste, nous voyons que « le roi d’Egypte » donne
lui-même ordre aux deux accoucheuses. Nous sommes donc amenés
à penser qu’un seul enfant hébreu de sexe masculin,
dont la naissance est attendue, contreviendrait à quelque dessein
politique du roi s’il vivait. Nous remarquons effectivement qu’après
la naissance et l’escamotage de l’enfant, le récit
ne s’intéresse plus à l’élimination
des enfants hébreux. Toutes les contradictions s’effacent
si nous considérons que les deux accoucheuses avaient reçu
l’ordre l’éliminer celui que l’on nommera «
Moïse ». Pour conserver l’idée d’un massacre
grandiose de nouveau-nés, il faudrait corriger le fait que le
roi ne commande qu’à deux accoucheuses et prêter
aux pharaons des mœurs particulièrement barbares que l’histoire
ne leur connaît pas.
L’idée selon laquelle la décision du pharaon vise
un seul enfant hébreu apparaît dans cet autre récit
légendaire rapporté par Flavius Josèphe : «
Un des docteurs de leur loi (égyptienne), à qui ils donnent
le nom de Scribes des choses saintes, et qui passent parmi eux pour
de grands prophètes, dit au roi qu’il devait naître
en ce même temps un enfant parmi les Hébreux, dont la vertu
serait admirée de tout le monde, qui relèverait la gloire
de sa nation, qui humilierait l’Egypte, et dont la réputation
serait immortelle. Le roi, étonné de cette prédiction,
fit un édit suivant le conseil de celui qui donnait cet avis,
par lequel il ordonnait qu’on noierait tous les enfants mâles
qui naîtraient parmi les Hébreux, et enjoignit aux sages-femmes
égyptiennes d’observer exactement quand les femmes accoucheraient,
parce qu’il ne s’en fiait pas aux sages-femmes de leur nation.
» (Histoire ancienne II, 5)
Le récit biblique veut que l’enfant Moïse ait été
placé par sa mère dans « une arche de papyrus »
et déposé « dans la jonchaie sur le bord du Nil
». C’est là que « la fille de Pharaon »
le recueille. Elle contrarie le commandement de son père au point
que l’enfant devient pour elle « un fils ». Cette
légende de la naissance de Moïse peut être rapprochée
de celle du roi Sargon, roi d’Akkad (XXIIIe s. av JC), que l’on
trouve vers la fin du IIe millénaire en Mésopotamie, antérieurement
à la légendaire naissance de Moïse :
« Dans ma ville d’Azupirani, sur le bord de l’Euphrate,
ma mère, la grande prêtresse, fut enceinte de moi. Elle
me mit au monde en secret.
« Elle me mit dans une corbeille de roseau, ferma l’ouverture
avec du bitume et m’abandonna au fleuve, qui ne me noya pas.
« Le fleuve m’emmena à Akki qui puisait de l’eau.
Akki, dans la bonté de son cœur, m’en tira. Akki,
qui puisait de l’eau, m’éleva comme son propre fils.
Akki, qui puisait de l’eau, fit de moi son jardinier.
« Dans ma fonction de jardinier, la déesse Ishtar me prit
en affection, je devins roi, et j’exerçai la royauté
pendant quarante-cinq ans. » (The Ancient Near East in Pictures
Relating to the Old Testament –Ed. J.B. Pritchard, Princeton)
« Un homme de la maison de Lévi alla prendre une fille
de Lévi(la caste des prêtres). La femme conçut et
enfanta un fils. Elle vit qu’il était beau et le cacha
trois mois.
« Comme elle ne pouvait plus le cacher, elle prit pour lui une
arche de papyrus, la calfata de bitume et de poix, y plaça l’enfant
et la déposa dans la jonchaie sur le bord du Nil.
« La sœur de l’enfant se tenait au loin pour savoir
ce qui lui adviendrait. Or la fille de Pharaon descendit vers le Nil
pour se baigner et ses suivantes marchaient sur la rive du Nil. Elle
vit l’arche au milieu de la jonchaie et envoya sa servante qui
la prit. Elle ouvrit et elle le vit, lui, l’enfant, et voici que
c’était un garçon qui pleurait. Elle en eut pitié
et dit : « C’est un enfant des Hébreux ! »
« La sœur de l’enfant dit à la fille de Pharaon
: « Puis-je aller appeler pour toi une nourrice d’entre
les femmes des Hébreux, afin qu’elle allaite l’enfant
pour toi ? » La fille de Pharaon lui dit : « Va ! »
L’adolescente alla donc appeler la mère de l’enfant.
La fille de Pharaon lui dit : « Emmène cet enfant et allaite-le
pour moi, je te donnerai ton salaire. » La femme prit l’enfant
et l’allaita.
« Quand il eut grandi, la nourrice l’amena à la fille
de Pharaon. Il devint pour elle un fils. » (Ex. II, 1-10)
La légendaire naissance de Moïse peut également être mise en regard d’un texte juridique akkadien concernant l’adoption d’un enfant trouvé. Dans un premier temps, l’enfant se voit confié à une nourrice qui le garde trois années. Elle reçoit un salaire en contrepartie. L’enfant est ensuite adopté. Une éducation de scribe lui est assurée (Die Serie ana ittisu –B. Landsberger, Roma). Ce rapprochement ajoute un indice sur l’influence mésopotamienne du récit. D’autant que la narration de la jeunesse du roi perse Cyrus II le Grand par Hérodote développe une tradition légendaire selon laquelle l’enfant fut sauvé, par la femme d’un bouvier, d’une mort ordonnée par le roi des Mèdes (le grand-père) qui craignait qu’il ne lui ravît son trône.
Le Livre de l’Exode ne dit rien de l’enfance et de l’adolescence de Moïse. Il est seulement sous-entendu que, fils d’une princesse égyptienne, il est prince lui-même. L’élément clé qui détermine son destin est constitué par le meurtre de « l’Egyptien ». Il semble évident qu’un prince égyptien ne saurait être inquiété par le meurtre involontaire d’un quelconque Egyptien, au point de devoir s’enfuir jusqu’à la mort de Pharaon. Le meurtre revêt une signification politique telle que la vengeance du pharaon lui-même poursuit Moïse : « Pharaon apprit cette chose et il chercha à tuer Moïse. » (Ex. II, 15). Bien que le narrateur donne le beau rôle à Moïse, tout semble indiquer que l’affaire relève d’un conflit de succession : le prince constitue un problème depuis sa naissance. Moïse a agi seul et ne peut compter sur personne. Il ne lui reste plus qu’à s’exiler pour sauver sa propre vie. Il ne saurait choisir le pays de Canaan, sous domination égyptienne, comme lieu de refuge : « Moïse s’enfuit de devant Pharaon et vint habiter au pays de Madian. » (Ex. II, 15)
Notons que lorsque Séphorah et ses sœurs rapportent à
leur père leur rencontre avec Moïse près d’un
puits : « Elles dirent : Un Egyptien nous a délivrées
de la main des pasteurs ! » (Ex. II, 19) Elles reconnaissent donc
en Moïse un Egyptien et non un Hébreu.
Le compilateur a du mal à se retrouver dans l’ensemble traditionnel. Moïse épouse la Madianite Séphorah, fille de Reouël (Dieu est pasteur), dont il eut un premier fils nommé Gershom (Un hôte là-bas) (Ex. II, 18, 21) et un second fils nommé Eliézer (Mon Dieu est secours) (Ex. XVIII, 4). Dans le même chapitre, le beau-père de Moïse est nommé « Jéthro (Excellence), le prêtre de Madian » (Ex. III, 1) (voir également Ex. IV, 18 et XVIII qui reprend l’épisode du pays de Madian, selon la source Elohiste). Relevons que les descendants de Hobab, « fils de Reouël, le Madianite, beau-père de Moïse » (Nb. X, 29), sont apparentés aux Quénites (de Qayin : Caïn), installés dans le Néguev (Jg. IV, 11) (certains exégètes comprennent que Hobab est lui-même le beau-père). Peut-être faut-il voir dans cette nouvelle ascendance une correction visant à gommer la mésalliance de Moïse. Les récits bibliques témoigneront en effet que les Qénites furent toujours bienveillants envers Israël (le clan de Hobab coopèrera à la conquête de Canaan (Jg. I, 16)).
Les Nombres donnent une première épouse à Moïse : « Miriam (sœur de Moïse) parla avec Aaron (frère de Moïse) contre Moïse, à propos de la femme koushite (Ethiopienne) qu’il avait prise ; oui, il avait pris une femme koushite. » (Nb. XII, 1) On peut penser que le reproche de Miriam fait référence à la malédiction proférée par Noé à l’encontre de Cham (il a vu la nudité de son père Noé) (Gn. IX, 20-27). Cham est en effet père de Koush (Ethiopie), de Misrayim (Egypte), de Pout (région de Pount au sud de la mer Rouge) et de Canaan. C’est en fait sur Canaan que retombera la malédiction de Cham. L’intervention de Yhwh met fin à la querelle et Miriam se voit frappée d’une lèpre blanche. Car Moïse est plus qu’un prophète : il est « l’homme de confiance de la maison de Yhwh » ! (Nb. XII, 7) Son mariage avec une Koushite a nécessairement reçu l’agrément de Yhwh.
Flavius Josèphe rapporte les circonstances légendaires qui entourent ce premier mariage de Moïse avec une Koushite, tout en veillant à ne pas contredire le récit biblique. Alors qu’une armée Koushite s’avançait jusqu’au delta, « les Egyptiens, se trouvant trop faibles pour soutenir un si grand effort, envoyèrent consulter l’oracle ; et par un ordre secret de Dieu la réponse qu’ils reçurent fut qu’il n’y avait qu’un Hébreu de qui ils pussent attendre du secours. Le roi n’eut pas peine à juger par ces paroles que Moïse était celui que le ciel destinait pour sauver l’Egypte, et il le demanda à sa fille pour le faire général de son armée. » Tandis que Moïse assiégeait la cité de Saba, capitale du pays de Koush, « Tharbis, fille du roi de Koush, l’ayant vu de dessus les murailles faire dans une attaque des actions toutes extraordinaires de courage et de conduite, entra dans une telle admiration de sa valeur, qui avait relevé la fortune de l’Egypte et fait trembler Koush auparavant victorieux, qu’elle sentit que son cœur était blessé de son amour ; et sa passion croissant toujours, elle envoya lui offrir de l’épouser. Il accepta cet honneur à condition qu’elle lui remettrait la place entre les mains, confirma sa promesse par un serment, et après que ce traité eut été exécuté de bonne foi de part et d’autre et qu’il eut rendu grâce à Dieu de tant de faveurs qu’il lui avait faites, il ramena les Egyptiens victorieux en leur pays. » (Histoire ancienne des Juifs II, 5) Au-delà du thème classique de la fille qui trahit son propre père en choisissant un amour étranger, nous pouvons noter que la légende attribue à Moïse les qualités de général d’armée.
Si ces récits légendaires répondent au genre littéraire du roman historique, il n’en va pas de même des textes bibliques dont la rédaction finale, au VIe s. av JC, cherche l’édification théologique plutôt que la vérité historique de toute façon hors d’atteinte.
Moïse a donc trouvé refuge chez les Madianites et particulièrement chez Jéthro qui est « prêtre de Madian » (Ex. II, 16). Il semble assuré que Jéthro (Yétrô) était prêtre de Yhwh (bien qu’en Ex. XVIII, les deux sources, Elohiste et Yahviste, se mêlent et créent la confusion des dieux). Des documents égyptiens datés des XIVe-XIIIe s. av JC parlent des « Shasou de Yahô ». Nous savons que Séthi Ier (1294-1279 av JC) lança une offensive contre les bédouins Shasou du Sinaï, source d’instabilité à la frontière orientale de l’Egypte. Nous savons également que Ramsès II (1279-1213 av JC) a mené campagne contre les Shasou établis dans le massif montagneux de Séïr, à l’ouest de la Araba. Ces événements, qui désignent les lieux où les Shasou, adorateurs de Yhwh, faisaient paître leurs troupeaux, peuvent être rapprochés de la Bénédiction de Moïse : « Yhwh est venu du Sinaï et de Séïr. » (Dt. XXXIII, 2) Nous avons une lettre d’un soldat égyptien écrite à cette époque : « Tu n’es pas allé dans la région des Shasou avec les troupes de l’armée. Tu n’as pas marché sur un chemin de caverne où le ciel est obscur en plein jour. Il est recouvert d’arbres et de chênes et de pins qui s’élancent jusqu’au ciel. Les lions y sont plus nombreux que les léopards et les ours. On est entouré par les Shasou qui se cachent dans la broussaille ; certains d’entre eux ont quatre ou cinq coudées de la tête aux pieds, féroces de visage, leur cœur n’est pas doux et ils ne prêtent pas l’oreille aux cajoleries. » A l’évidence, Moïse devait se trouver en sécurité au sein d’une telle peuplade si hostile à l’Egypte. Par la suite, les relations s’améliorent : un officier égyptien écrit en l’an 8 de Merènptah (1213-1203 av JC) : « Nous avons achevé de faire passer les Shasou venant d’Edom par la forteresse de Merènptah qui est dans Teku, vers les étangs de Pithom, qui sont dans Teku, pour les maintenir en vie, eux et leurs troupeaux. » Le Livre de l’Exode indique particulièrement : « Moïse faisait paître le petit bétail de Jéthro. » (Ex. III, 1) Les Egyptiens appelaient du terme générique « Shasou » les peuplades qui nomadisaient sur leur frontière orientale. Ils ne les identifiaient que par les territoires qu’ils occupaient. Il est vraisemblable que les Madianites et les Quénites étaient de ceux-ci. Les « Shasou de Yahô (Yhwh) » sont peut-être à situer quelque part du côté de « la montagne de Yhwh ».
Nous avons vu également que la belle-famille de Moïse est apparentée aux Quénites (Jg. IV, 11). Or, en tant que descendants de Caïn, les Quénites portent le signe de Caïn que Yhwh accorda en signe de protection (Gn. IV, 15) ; ce qui laisse supposer que Yhwh était leur dieu.
La localisation de la montagne de dieu est toujours un sujet de controverse. Il est curieux de voir que la situation de ce lieu sacré ne s’est pas conservée dans la mémoire collective. Aujourd’hui, Har Karkom (désert de Paran, au nord du Sinaï) tend à être considéré comme la montagne sacrée la plus probable en regard des textes bibliques. Elle s’élève à plus de 1200 mètres au-dessus du niveau de la Mer Morte, telle un tétraèdre étonnant, particulièrement visible à des dizaines de kilomètres à l’entour. L’archéologie témoigne d’une présence humaine importante sur la montagne au IVe et au IIIe millénaire av JC. Tout porte à croire que Har Karkom était le centre d’un culte grandiose. Il est caractéristique que, suivant les découvertes archéologiques, seuls quelques hommes gravissaient le haut plateau en vue de pratiquer le culte, tandis que le peuple restait au pied de la montagne. Ce privilège se retrouve dans le texte biblique : « Tu fixeras au peuple une limite autour, en disant : Gardez-vous de monter sur la montagne et d’en toucher le bord : quiconque touchera à la montagne sera mis à mort ! » (Ex. XIX, 12) Cependant la présence humaine disparaît au IIe millénaire av JC ; notamment à la période où l’Exode est censé se dérouler. En revanche elle réapparaît à l’âge de fer, au début du Ier millénaire av JC.
Le Livre de l’Exode montre l’Horeb comme une terre à pâturage située au fond du désert (Ex. III, 1). La Genèse situe « Madian dans les champs de Moab » (Gn. XXXVI, 35). (Nb. XXV). Nous avons rencontré la confusion entre « Madianites » (Gn. XXXVII, 36) et « Ismaélites » (Gn. XXXIX, 1) dans « le roman de Joseph ». Dans l’épisode du prophète Balaam, les anciens de Moab et de Madian sont réunis (Nb. XXII, 7). D’une façon générale, l’on retrouve donc les Madianites sur les versants méridionaux de la Araba. Lorsque Aaron va à la rencontre de Moïse, tandis que celui-ci revient du pays de Madian vers l’Egypte, ils se retrouvent tous deux « à la montagne d’Elohim » (Ex. IV, 27), fort probablement Har Karkom qui se trouve effectivement sur le chemin. Indice supplémentaire : « Il y a onze jours de l’Horeb, par la route du mont Séïr, jusqu’à Qadès-Barnéa. » (Dt. 1, 2)
L’image mystique du roncier ardent a pu être suggérée
par un phénomène naturel que produisent certains buissons.
Composés d’une variété de fraxinelle, qui
secrète une essence aromatique vulnéraire, ils s'embrasent
soudainement, sous une forte chaleur, sans consumer la plante. Lorsque
Moïse reçoit sa révélation, il est sur la
montagne : « Le lieu sur lequel tu te tiens debout est un sol
sacré. » (Ex. III, 5). La dimension du lieu est affirmée
: « Quand tu feras sortir le peuple d’Egypte, vous servirez
l’Elohim sur cette montagne. » (Ex. III, 12). C’est
là que s’affirme la relation entre Moïse et le dieu
vénéré en ce lieu : « Elohim dit à
Moïse : « Je serai qui je serai ! » Puis il dit : «
Tu parleras ainsi aux fils d’Israël : Je serai, Ehyèh,
m’a envoyé vers vous ! » » De la formule «
Ehyèh acher Ehyéh » est issu le nom donné
au dieu de Moïse : « Yahvèh » (YHWH).
Remarquons que c’est selon la tradition Elohiste que le dieu révèle à Moïse le nom sous lequel il veut être connu. La tradition Yahviste enseigne différemment que le nom de Yhwh est déjà connu à l’époque primitive d’Enosh, fils de Seth, fils d’Adam (Gn. IV, 26). Le Rédacteur sacerdotal replace la scène en Egypte (Ex. VI, 2-8).
Le récit de la réception du nom divin apparaît particulièrement
surchargé. Moïse demande à « Elohim »
quel est le nom du dieu des patriarches qui lui parle (Ex. III, 13).
« Elohim » ne répond pas à la question. Il
donne une explication laconique du nom qu’il « révèle
» au verset suivant : « Elohim dit à Moïse :
« Ehyéh acher Ehyéh (Je serai qui je serai !) Puis
il dit : « Tu parleras ainsi aux fils d’Israël : Ehyéh
(Je serai) m’a envoyé vers vous ! » » (Ex.
III, 14). Ce n’est donc qu’au verset suivant que «
Yhwh » déclare son nom et s’affirme comme le dieu
des pères. L'interprétation du nom semble correspondre
à une explication donnée a posteriori dans le texte. La
traduction des LXX porte la marque de l’ontologie grecque : «
Je suis celui qui est ! » (c’est-à-dire l’Etre
en soi) ; alors que pour la théologie hébraïque,
il ne saurait y avoir d’Etre sans existence. Rappelons encore
que la source Yahviste fait connaître le nom depuis le commencement
du monde (Gn. IV, 26) (la révélation du roncier ardent
est donc contradictoire), tandis que la source Elohiste reste cohérente
en refusant de révéler le nom à Jacob (Gn. XXXII,
30).
L’idée que semble contenir le nom divin n’est pas
nouvelle. Nous pouvons faire le rapprochement avec une stèle
du Musée du Caire, attribuée au roi de la XIIe dynastie
Amenemhat III (1817-1772 av JC), qui porte l’invocation suivante
à Amon : « Il est celui qui fait exister ce qui existera
». L’invocation « Celui par qui tout existe »
se retrouve plusieurs fois dans Le grand hymne à Amon. Le dieu
de Moïse s’exprime par une figure de style que l’on
retrouve dans les textes bibliques : « Je ferai grâce à
qui je ferai grâce et j’aurai pitié de qui j’aurai
pitié ! » (Ex. XXXIII, 19). De même, le roi d’Egypte
Akthoès (Xe dynastie) s’adressant à son fils Merikarê
: « Je suis tant que je suis ! »
Si nous considérons la version sacerdotale (Ex. VI, 2-8), le
dieu déclare simplement, mais avec insistance : « Je suis
Yhwh ! » (versets 2, 6, 7, 8). La déclaration est revêtue
de la puissance dictatoriale du dieu qui s’impose à son
peuple. Il est enjoint à Israël de reconnaître Yhwh
comme le dieu qui prend désormais son destin en main : «
A présent, va ! Je t’envoie vers Pharaon, fais sortir d’Egypte
mon peuple, les fils d’Israël ! » (Ex. III, 10). Il
s’agit de l’institution d’un monothéisme unificateur
qui constitue Israël en tant que peuple caractérisé.
Nous retrouvons la même puissance souveraine lors de la proclamation
du décalogue : « Je suis Yhwh ! » Elle revêt
un caractère absolu : « Tu n’auras pas d’autres
dieux en face de moi ! » (Ex. XX, 2). Parmi les dieux qui peuplent
les cieux d’Egypte et de Mésopotamie, Israël ne devra
reconnaître et adorer désormais que le seul Yhwh. Il constitue
la réalité de son destin.
Pourtant, ce dieu qui devient l’emblème d’Israël était déjà le dieu de Jéthro. Lorsque celui-ci, « prêtre de Madian » vint à la rencontre de Moïse, à « la montagne d’Elohim » (accompagné de Séphorah, la femme répudiée et de ses deux enfants), « il prit un holocauste et des sacrifices pour Elohim » (Ex. XVIII, 12). Il présida ensuite un repas « devant l’Elohim » auquel furent conviés « Aaron et tous les anciens d’Israël » A l’évidence, ce prêtre de Madian qui bénit Yhwh et proclame que « Yhwh est plus grand que tous les dieux » (Ex. XVIII, 10) est déjà un prêtre de Yhwh ! La montagne de dieu où il pratique ses rituels, et que nous identifions à Har Karkom, est le lieu même où Moïse a la révélation du nom de Yhwh et l’inspiration de son destin. Il n’est pas envisageable de croire que le Madianite se convertit au culte de Yhwh, au moment même ou Yhwh devient le dieu particulier d’Israël. En outre, non seulement Jéthro initie Moïse au culte de Yhwh, mais il lui confie la doctrine en matière de justice « pour consulter Elohim » (Ex. XVIII, 15-26).
La légitimité de Moïse est garantie par Yhwh, qui
témoigne de sa volonté en exerçant son pouvoir
sur la nature. Quelles que soient les explications données à
partir de phénomènes naturels récurrents, les dix
plaies d’Egypte, en tant que prodiges signifiants sont évidemment
du domaine de la légende. Le changement des bâtons en serpents
et la transmutation de l’eau en sang évoquent la magie
égyptienne (Ex. VII, 12). Le Rédacteur sacerdotal est
largement intervenu dans cette composition littéraire qui confirme
la méchanceté de Yhwh.
A l’issue de la neuvième plaie, Pharaon reste sur sa position
intransigeante et renvoie Moïse : « Va-t’en d’auprès
de moi ! Garde-toi bien de revoir ma face, car au jour où tu
reverras ma face, tu mourras ! » Moïse répond : «
Comme tu l’as dit, je ne reverrai plus ta face ! » (Ex.
X, 28-29). Il n’a désormais d’autre alternative que
de fuir nuitamment avec les siens (Ex. XIV, 5).
La « dixième » plaie introduit une tradition différente
: « Ainsi a parlé Yhwh : Vers le milieu de la nuit je sortirai
à travers l’Egypte et mourra tout premier-né au
pays d’Egypte, depuis le premier-né de Pharaon qui est
assis sur son trône jusqu’au premier-né de la servante
qui est derrière la double meule et jusqu’à tout
premier-né de la bête. » (Ex ; XI, 4-5). Selon cette
seconde tradition, Israël ne s’enfuit pas, il est précipitamment
chassé d’Egypte (Ex. XII, 31-33).
Le massacre divin est rattaché à la Pâque. C’est en effet la nuit où Yhwh libère sa cruauté qu’Israël célèbre le rite qui le sauve : « Moïse convoqua tous les anciens d’Israël et leur dit : « Prélevez pour vous du petit bétail selon vos familles et immolez la Pâque ! Vous prendrez un bouquet d’hysope et vous le plongerez dans le sang qui sera dans la cuvette, vous toucherez au linteau et aux deux jambages avec le sang qui sera dans la cuvette. Quant à vous, nul ne sortira de la porte de sa maison jusqu’au matin. Et Yhwh passera pour frapper l’Egypte, il verra le sang sur le linteau et sur les deux jambages, alors Yhwh sautera au-delà de la porte et ne permettra pas à l’exterminateur d’entrer dans vos maisons pour frapper. Vous observerez cette chose comme un rite pour toi et pour tes fils à jamais ! » » (Ex. XII, 21-24). Le rite de la Pâque est ainsi directement lié au terrible massacre des premiers-nés égyptiens ! En droit moderne, le massacre serait qualifié de « crime contre l’humanité » s’il avait été perpétré par des hommes. Bien-sûr, il s’agit d’une légende ; mais d’une légende fondatrice de valeurs en vue d’édifier les âmes ! « Il advint donc qu’au milieu de la nuit Yhwh frappa tout premier-né dans le pays d’Egypte, depuis le premier-né de Pharaon, qui est assis sur le trône, jusqu’au premier-né du captif qui est dans le cachot et tout premier-né de bête. Pharaon se leva la nuit, lui, tous ses serviteurs et tous les Egyptiens. Il y eut en Egypte une grande clameur, car pas une maison où il n’y eût un mort ! » (Ex. XII, 29-30).
La Pâque est un rituel sacrificiel qui préexiste au jour
où Yhwh ordonne à Moïse : « Vous observerez
cette chose comme un rite pour toi et pour tes fils à jamais
! » (Ex. XII, 24). Pour célébrer quelle fête
propitiatoire Moïse demande-t-il au pharaon la permission d’aller
dans le désert, avant que les plaies ne s’abattent sur
l’Egypte, si ce n’est pour la Pâque ? (Ex. III, 18
; etc…) Un lieu particulier est sous-entendu au terme d’«
une route de trois jours » (Ex. V, 3) ; probablement Har Karkom.
La Pâque semble avoir été une fête annuelle
chez les Madianites (les Shasou des égyptiens) (voir ci-dessus
« La fuite de Moïse au pays de Madian »). Célébrée
la nuit de la pleine lune de printemps, l’objet de la célébration
primitive était de préserver la communauté pastorale
de « l’Exterminateur » (Ex. XII, 23) au moyen d’un
rituel magique qui consistait à oindre les tentes du sang sacrificiel.
Le sacrifice des premiers-nés d’Egypte, hommes et animaux
confondus, a sauvé de même Israël de « l’Exterminateur
» ; lequel est confondu avec Yhwh.
Nous avons vu précédemment (voir ci-dessus « Les
plaies d’Egypte ») que deux traditions se mêlent :
pour l’une, Israël prend la fuite nuitamment, pour l’autre,
Israël est chassé d’Egypte. Les neuf premières
plaies se rattachent à la première tradition, largement
remaniée par le Rédacteur sacerdotal. La rupture est consommée
entre Moïse et Pharaon (Ex. X, 28-29). Le salut réside dans
la fuite. La « dixième plaie » se rattache à
la deuxième tradition : « Yhwh dit à Moïse
: « Je vais encore amener une plaie sur Pharaon et sur l’Egypte,
après quoi il vous renverra d’ici. » » (Ex.
XI, 1). Moïse et le peuple d’Israël sont bannis.
Si la première tradition indique neuf plaies, après que
le Rédacteur sacerdotal en a rajouté, la deuxième
tradition ne semble avoir connu qu’une plaie (la dixième
de l’ensemble du récit). En outre, on peut comprendre que
le bannissement de Moïse et des siens est intervenu après
la mort du fils premier-né du pharaon. En effet, Yhwh demande
à Moïse de parler ainsi au souverain d’Egypte : «
Mon fils premier-né est Israël et je t’ai dit : Renvoie
mon fils pour qu’il me serve ! Mais tu as refusé de le
renvoyer, voici donc que moi, je vais tuer ton fils premier-né
! » (Ex. IV, 22-23). En ce cas, le récit légendaire
de l’extermination de tous les premiers-nés d’Egypte
ne vient que justifier le rite israélite du sacrifice à
Yhwh de tout premier-né (Ex. XIII, 2).
Les « Hébreux » ne partent pas « les mains
vides » (Ex. III, 21-22) ; ils dépouillent les Egyptiens
« des ustensiles d’argent et des ustensiles d’or,
ainsi que des vêtements » et amènent avec eux «
du petit bétail et du gros bétail, troupeau très
considérable » (Ex. XII, 35-38).
Les rédacteurs deutéronomiste et sacerdotal utilisent le rituel sacrificiel de la pleine lune du printemps pour dater la sortie d’Egypte et construire autour de la Pâque le mythe fondateur du salut, face à « l’Exterminateur », et de la libération de la religion égyptienne.
Le récit yahviste des neuf plaies, qui correspond à la
tradition de fuite, trouve sa justification dans le refus du pharaon
de laisser aller les Hébreux sacrifier à leur dieu dans
le désert. La conquête du pays de Canaan n’apparaît
pas comme l’intention de Moïse. Il s’agit plutôt
d’un retour sur la montagne d’Elohim, le lieu où
Yahvé s’est révélé à Moïse
(Ex. III, 12). La poursuite des Egyptiens se comprend davantage dans
le cas d’une fuite plutôt que dans celui d’une expulsion
ou d’un bannissement. Dans la mesure où le récit
de la conquête de Canaan est remis en cause par l’archéologie,
la fuite semble plus vraisemblable. L’expulsion, inscrite dans
la tradition de la dixième plaie, est déjà annoncée
en Ex. VI, 1. Les deux sources sont étroitement mêlées
; pourtant, si derrière la légende se cache un moment
d’histoire, il est important de savoir laquelle des deux traditions
est la plus plausible.
De même que les Hébreux n’ont pas immigré en masse, au même moment, vers l’Egypte, on peut penser qu’ils sont sortis en deux ou plusieurs groupes, au cours d’une période plus ou moins longue. Les uns ont pu s’enfuir, les autres ont pu être bannis. Deux grandes traditions se sont formées.
Ahmosis, fondateur de la XVIIIe dynastie (1539-1514 av. J.-C.) a entrepris
la réunification de l’Egypte. Mais ce n’est que vers
la fin de son règne (env. 1509 av. J.-C.) qu’il lance l’ultime
campagne contre Avaris, la capitale des Hyksos (XVe dynastie, six rois
cananéens, 1636-1528 av. J.-C.). Il ne semble pas qu’Ahmosis
ait poursuivi son avantage en pays de Canaan. Mais, peu après,
l’armée égyptienne traversera le Sinaï pour
s’emparer de Sharouhen, important comptoir fortifié hyksos,
au terme d’un siège de trois ans. Selon les données
bibliques, l’Exode aurait donc eu lieu une cinquantaine d’années
après la victoire finale sur les Hyksos.
Le Livre de l’Exode rapporte : « Alors on imposa des chefs
de corvée aux fils d’Israël pour les accabler sous
leurs charges. On bâtit ainsi des villes de dépôts
pour Pharaon : Pithom et Ramsès. » (Ex. I, 11). Cette information
ramène l’Exode à une date postérieure à
l’avènement de la dynastie des Ramsès (XIXe dynastie
- 1295-1186 av. J.-C.). L’information doit être recueillie
avec prudence, tant les récits bibliques sont porteurs d’anachronismes.
Ramsès II acheva la construction de la résidence royale
qui prit le nom de Pi-Ramsès, abrégé de Demeure
de Ramsès-aimé d’Amon. Le statut de résidence
royale se conserva le temps de la XIXe dynastie. Les rois de la XIXe
dynastie s’établirent à Tanis. Pi-Ramsès
passa au second plan, mais elle demeura le centre d’une activité
administrative et religieuse jusqu’à l’époque
ptolémaïque. Pithom (de l’égyptien Per-Item),
Demeure d’Atoum, est moins ancienne que Pi-Ramsès. Si le
toponyme apparaît sous le règne de Merènptah, à
l’occasion d’un passage de frontière autorisé
pour les tribus Shasou, ce n’est que sous le règne de Néchao
II (610-595 av. J.-C. – XXVIe dynastie) qu’une ville fut
bâtie autour d’un temple d’Atoum et prit le nom de
Demeure d’Atoum, c’est-à-dire, Pithom.
Un pharaon mourut pendant l’exil de Moïse au pays de Madian.
A la suite de cette disparition les fils d’Israël se révoltèrent
(Ex. II, 23) et Moïse, qui avait fui le courroux du Pharaon après
avoir tué « l’Egyptien », revint d’exil
pour, semble- t-il, prendre en main le mouvement des esclaves. Mais
de quel pharaon s’agit-il ?
Le seul indice historique que nous possédons réside dans la stèle de l’an V de Merènptah (1213-1203 av. J.-C.), successeur de Ramsès II. Le document rapporte une campagne égyptienne victorieuse en pays de Canaan, notamment contre les cités d’Asqalon, de Gézer et de Janoam. Dans un même élan, l’armée du pharaon Merènptah a ruiné Israël, présenté comme une population errante en pays de Canaan. Nous en déduisons qu’en 1208 av. J.-C., les fils d’Israël étaient présents, mais pas encore établis en pays de Canaan en tant que tels. Cette première mention d’Israël rend encore plus criante l’absence de toute preuve archéologique d’une présence antérieure des fils d’Israël en Egypte.
Notons tout de suite que les six cent mille fils d’Israël
représente un chiffre fantaisiste. Il donne une population totale
de quelque trois millions de personnes, soit à peu près
ce que l’Egypte entière compte d’habitants. Sans
compter que le désert ne pouvait guère assurer la survie
que de quelques milliers de nomades. Un tel chiffre est destiné
à faire croire que le peuple d’Israël, que l’on
retrouvera en Canaan, est bien venu d’Egypte tout entier.
Nous avons vu précédemment que la servitude des «
fils d’Israël » était rattachée par le
Rédacteur sacerdotal à la cité de (Pi)Ramsès
que l’on situe dans le delta du Nil. Tout porte à croire
que « Migdol » correspond au site d’un fort construit
sur « la route des Philistins », près du lac Bardawil,
à la frontière orientale du delta du Nil. Les fouilles
archéologiques ont montré qu’il s’agissait
d’une construction égyptienne d’époque saïte
(VII - VIe siècle av. J.-C.). Les scribes qui composèrent
les livres bibliques connaissaient Migdol, mais ils ignoraient que la
forteresse était de construction récente ! En outre, «
Le pays des Philistins » est un anachronisme. Si les Hébreux
en fuite devaient éviter la route de la côte qui conduit
directement en pays de Canaan, c’est plutôt parce qu’elle
était puissamment gardée par un jalonnement de forteresses
militaires égyptiennes. L’absence d’identification
fiable quant aux autres sites ne nous permet pas de tirer une conclusion
assurée. Un itinéraire en direction de l’est ou
du sud-est est plus vraisemblable, après que les Hébreux
furent revenus sur leurs pas.
On a pu argumenter que les deux sources portent la mémoire de deux itinéraires différents : la route du désert (sud, sud-est) pour la tradition élohiste ; la route du bord de mer (nord, nord-est) pour la tradition yahviste. On se trouverait alors en présence de deux exodes : l’expulsion, vers la frontière, par la route du nord premier groupe (Hyksos ?) ; la fuite vers le sud, en direction du désert (groupe de Moïse).
Mais de quelle mer s’agit-il ? Lorsque Moïse implore Yhwh pour faire cesser la plaie des sauterelles, il semble évident qu’il s’agit de la Mer Rouge : « Alors, Yhwh changea le vent en vent d’ouest très fort qui emporta les sauterelles et les engloutit dans la Mer de Jonc : il ne resta pas une seule sauterelle dans tout le territoire d’Egypte. » (Ex. X, 19). Pourtant, la dénomination « Mer de Jonc » est équivoque. Le terme hébraïque « sûf » se rapproche du terme égyptien « tjoufy » qui signifie « papyrus ». Or, cette plante ne pousse pas sur les rives de la Mer Rouge, ni dans le golfe de Suez, ni dans le golfe d’Aqaba. Par contre, elle abonde dans la région des marais, que les Egyptiens appelaient «
pa-tjoufy » (pays du papyrus), qui se situe dans le Delta.Si l’on considère qu’il s’agit de la Mer Rouge,
on est en contradiction avec le récit de la fuite. La cavalerie
égyptienne n’a pas poursuivi les Hébreux à
travers le désert du Sinaï jusqu’à la Mer Rouge
: « Les Egyptiens se mirent donc à leur poursuite et ils
les atteignirent comme ils campaient près de la mer. »
(Ex. XIV, 9) Or, le campement est établi « devant Pi-ha-Khiroth,
entre Migdol et la mer » (Ex. XIV, 2), c’est-à-dire,
à la lisière est des marais. Le retour des Hébreux
(« Dis aux fils d’Israël qu’ils reviennent »)
s’apparente à une tactique militaire. Ils se placent de
façon que la Mer de Jonc les protège de la cavalerie lourde.
Nous nous situons cependant dans le cadre de l’expulsion par la
route du nord. Nous devons supposer que la cavalerie égyptienne
a effectivement poursuivi les Hébreux afin de s’assurer
de leur départ.
Nous avons dit que le mélange des deux sources, Elohiste et Yahviste,
semble combiner une tradition de fuite avec une tradition d’expulsion,
suivant deux routes différentes. Nous retrouvons également
deux récits légendaires du miracle de la mer. Ils ont
été si profondément remaniés par le Rédacteur
sacerdotal qu’il est difficile de les relier chacun à une
tradition plutôt qu’à une autre. La présence
de l’ange d’Elohim dans le premier récit laisse penser
qu’il provient plutôt de la tradition Elohiste.
Premier récit : les Hébreux prennent peur à la
vue de l’armée de pharaon. Ils regrettent d’être
sortis d’Egypte : « Il vaut mieux pour nous servir l’Egypte
que de mourir dans le désert ! » (Ex. XIV, 12) Moïse
est rassurant. Il demande aux Hébreux de ne pas bouger : «
N’ayez pas peur ! Restez sur place et voyez le salut que Yhwh
réalisera pour vous aujourd’hui. » (Ex. XIV, 13)
L’ange d’Elohim (la colonne de nuée) qui précédait
les Hébreux se place entre eux et les Egyptiens. Moïse et
les siens demeurent passifs. Ils observent l’action de Yhwh sur
les éléments (ou la faute tactique des Egyptiens). Lors
de la veille du matin Yhwh provoque la déroute de la cavalerie
lourde égyptienne qui s’embourbe (dans la Mer de Jonc)
: « Ils ne poussaient leurs chars qu’avec lourdeur. »
(Ex. XIV, 25) Ce premier récit se prête à une explication
naturelle. La stratégie des Hébreux a consisté
à faire avancer les chars égyptiens sur un terrain particulièrement
défavorable.
Le Cantique de Moïse (Ex. XV) confirme ce premier récit.
Il n’évoque pas une traversée de la mer par les
Hébreux : « Yhwh a jeté dans la mer le cheval et
son cavalier. » (Ex. XV, 1). Il s’agit d’une bataille
que Yhwh a menée seul : « Yhwh est un homme de guerre !
» (Ex. XV, 3).
Deuxième récit : Face à la menace égyptienne,
Moïse implore Yhwh. Celui-ci lui répond : « Dis aux
fils d’Israël qu’ils partent ! Quant à toi,
lève ton bâton, étends la main sur la mer et fends-la,
pour que les fils d’Israël entrent au milieu de la mer à
pied sec. » (Ex. XIV, 15-16) Les Egyptiens poursuivent les Hébreux
« au milieu de la mer » (Ex. XIV, 23) Puis Yhwh dit à
Moïse : « Etends ta main sur la mer et que les eaux reviennent
sur les Egyptiens, sur leurs chars et sur leurs cavaliers ! »
(Ex. XIV, 26) Pas un Egyptien n’échappe au retour des eaux,
tandis que les Hébreux vont à pied sec au milieu des flots
(de la Mer rouge). Ce deuxième récit échappe à
toute explication. Il n’empêche que quelque phénomène
naturel connu a pu servir de base à une imagination fantastique
(retrait de la mer précédant un raz de marée sur
les rives du Delta ; par exemple : éruption du Santorin en 1480
av. J.-C.).
La morale de la fable est tirée par le Rédacteur sacerdotal (Ex. XIV, 31-31).
La combinaison des deux sources traditionnelles est visible dès
le début : « Moïse monta vers Elohim. Yhwh lui cria
de la montagne. » (Ex. XIX, 3) De même : « Tu parleras
à la maison de Jacob et tu annonceras aux fils d’Israël.
» (Ibid.) Le Décalogue (Ex. XX, 1-17) est attribué
à la source Elohiste, bien que Yhwh lui-même énonce
la Loi. Il est en effet introduit par le verset 1 : « Elohim dit
toutes ces paroles en ces termes. » Ce verset devait être
lui-même précédé des versets 16-21, probablement
déplacés lors de l’insertion du Décalogue.
Le rédacteur du Deutéronome modifiera ce texte de loi
(Dt. V, 6-18).
Le Code de loi va de XX, 22, à XXIII, 19 (les versets 20-33 constituent
une addition). On l’appelle improprement Code de l’Alliance
du fait que les lois édictées sont consacrées par
un rite sanglant au cours duquel Moïse lit « le Livre de
l’Alliance » au peuple (XXIV, 7) Mais il ne peut s’agir
du Code de loi précédent qui constitue une pièce
rapportée par le Rédacteur. On remarque aisément
que ces lois ne sont pas destinées à un peuple en migration,
mais à une société sédentaire. Elles s’apparentent
aux lois et coutumes des cultures orientales que nous connaissons, notamment
le code de Hammourabi et la législation assyrienne. En outre,
la critique littéraire montre qu’en Ex. XXIV, 3, l’expression
« et tous les jugements » a été rajoutée
: « Moïse vint raconter au peuple toutes les paroles (il
s’agit du Décalogue - Ex. XX, 1-) de Yhwh et tous les jugements
(il s’agit du Code de loi - Ex. XXI, 1-). Le « Livre de
l’Alliance » que Moïse lit au peuple n’est donc
pas le Code de loi, mais le Décalogue.
L’insertion du Code de loi ne peut être que postérieure
au Deutéronome puisque le Rédacteur deutéronomiste
ne connaît d’autre loi que le Décalogue, auquel Moïse,
précise-t-il, « n’ajouta rien » (Dt. V, 22).
L’exégèse reconnaît la main du Rédacteur
de Ex. XXIV, 15b à Ex. XXXI, 18. Le culte est organisé
sous l’autorité des prêtres et des lévites.
Les cérémonies du Temple de Jérusalem avec leurs
objets consacrés et l’habit du grand prêtre sont
fondées a posteriori au Sinaï, de même que la consécration
d’Aaron et ses fils. On donne à ce texte de loi le nom
de Code sacerdotal. Afin d’authentifier l’organisation du
culte, le Rédacteur n’hésite pas à ajouter
que l’ensemble des règles fut écrit par Elohim lui-même
sur deux tables de pierre confiées à Moïse. Il ne
considère pas l’invraisemblance de la transcription d’un
texte aussi long sur deux tables de pierre.
L’épisode du veau d’or (Ex. XXXII) rappelle étrangement
la sécession qui survint à la mort de Salomon (931 av
J.-C.). Dix tribus d’Israël s’attachent à Jéroboam,
de la tribu d’Ephraïm, retiré à Sichem. Seules
les tribus de Juda et de Benjamin demeurent fidèles à
Roboam, fils de Salomon, qui règne à Jérusalem.
Il s’ensuit un schisme religieux. Le roi Jéroboam fait
réaliser deux veaux d’or qu’il place, l’un
dans le temple de Béthel, l’autre dans celui de Dan : «
Voici tes dieux, Israël, qui t’ont fait monter du pays d’Egypte
! » (1 R. XII, 28). C’est alors qu’un prophète
annonce la réforme du roi Josias (dont le nom est cité),
issu de la maison de David (1 R. XIII, 2). Nous avons ici un élément
concordant avec la thèse qui soutient que le Pentateuque fut
mis en forme pour répondre aux intentions théologiques
propres à soutenir le règne unitaire de Josias. En l’an
18 de Josias (622 av J.-C.) le grand prêtre Hilquiyahou découvre,
au moment opportun, « le livre de la Loi dans la Maison de Yhwh
» (2 R. XXII, 8). La religion inaugurée par Jéroboam
(trois siècles auparavant) et les deux veaux d’or seront
brisés (2 R. XXIII). Le sacerdoce de Yhwh est fondé une
nouvelle fois (après le massacre du Sinaï – XXXII,
27-29) par le sang de l’adversité.
Si l’épisode du veau d’or a bien été
créé pour stigmatiser le schisme de Jéroboam et
justifier les persécutions de Josias, le Rédacteur l’a
inséré dans le livre de l’Exode de façon
à provoquer une césure. Il a pu placer de part et d’autre
les deux récits de la théophanie, en donnant un sens à
la redite. Moïse s’enflamme de colère, il jette les
tables et les brise au pied de la montagne : « Les tables étaient
l’œuvre d’Elohim et l’écriture était
l’écriture d’Elohim, gravée sur les tables.
» (Ex. XXXII, 16) La tradition Elohiste de l’alliance apparaît
dans ce premier récit : Ex. XIX, 3-XXIV, 15a. Puis, « Yhwh
dit à Moïse : Taille-toi deux tables de pierre, comme les
premières, et j’écrirai sur les tables les paroles
qui étaient sur les premières tables que tu as brisées.
» (Ex. XXXIV, 1) La tradition Yahviste de l’alliance vient
avec le second récit : Ex. XXXIII-XXXIV, 28 (les versets XXXIV,
29-35 sont probablement liés au verset XXXI, 18 de la source
Elohiste). Le Code de loi nouvellement promulgué appui le précédent
(Ex. XXIV, 15b à Ex. XXXI, 18), en insistant particulièrement
sur la répression religieuse. On peut y voir, dans la continuité
du chapitre XXXIII, une justification de la politique inquisitoriale
du roi Josias : « Vous renverserez leurs autels, vous briserez
leurs stèles et vous couperez ses Ashérah. Car tu ne te
prosterneras pas devant un autre dieu. » (Ex. XXXIV, 13-14)
Du mélange de vieilles traditions et des intentions théologiques et politiques du Rédacteur sacerdotal résulte une sorte de brouillon déclassé. Il n’est pas envisageable de chercher à reconstituer ce qui pourrait s’être réellement passé. Les données « historiques » peuvent se résumer ainsi : 1) le peuple est interdit d’accès à la montagne sous peine de mort ; 2) les sacrifices ont lieu au pied de la montagne ; 3) seuls quelques hiérarques accèdent au sommet de la montagne pour y rencontre une divinité ; 4) le lieu est fondateur pour le groupe amené par Moïse.
Le livre des Juges indique : « En montant d’Egypte, Israël
marcha dans le désert jusqu’à la mer de Roseaux
et arriva à Qadès. » (Jg. XI, 16) Le livre des Nombres
dit que Moïse envoya des éclaireurs vers Canaan à
partir de Qadès. L’impossibilité d’entrer
sur un territoire peuplé de « géants » amène
le peuple à douter (Nb. XIV, 1-4). La réplique de Yhwh
est nette : « Vos cadavres, à vous, tomberont dans le désert
pendant quarante ans (…) Vous porterez le poids de vos fautes
pendant quarante ans et vous connaîtrez mon hostilité.
» (Nb. XIV, 32-34) De Qadès, les Hébreux ont malgré
tout tenté d’entrer en Canaan et un groupe y est certainement
parvenu (Nb. XXI, 1-3).
Les choses se compliquent lorsque l’on fait appel aux ressources
archéologiques. L’oasis de Qadès-Barnêa (site
de Tell el-Qudeirat) ne révèle que les vestiges d’un
fortin occupé entre le Xe et le VIIe s. av J.-C. Or, la date
la plus récente de l’Exode est fixée au règne
de Merènptah, qui s’est achevé en 1203 av J.-C..
L’anachronisme laisse penser que la tradition de Qadès
n’est qu’une construction tardive.
Le miracle de l’eau répond au murmure du peuple dans le
désert. En Ex. XVII, 1, l’événement se déroule
au campement de Rephidîm, dernière étape avant le
Sinaï. En Nb. XX, 1, il se situe à Qadès, dans un
contexte différent.
Le miracle des cailles et de la manne ajoute une difficulté (Ex.
XVI). Les cailles migrent à l’automne d’Europe vers
l’Afrique. Epuisées par la traversée de la Méditerranée,
elles sont aisément capturées non loin de la côte
: « Un vent s’éleva de par Yhwh et amena de la mer
des cailles qu’il abattit sur le camp. » (Nb. XI, 31). Or,
le récit place l’événement « au quinzième
jour de la deuxième lunaison depuis leur sortie du pays d’Egypte.
» (Ex. XVI, 1) C’est-à-dire au printemps, puisque
la Pâque fut célébrée la veille de la sortie
d’Egypte.
D’autre part, la manne résulte de la sécrétion
de deux insectes (Najacoccus et Trebutina mannipara) qui perchent sur
les tamaris et vivent dans le centre du Sinaï. La récolte
se fait autour du mois de juin. Le problème est que l’on
ne trouve pas de manne dans la région de Qadès.
Quels sont donc les événements en relation avec Qadès
? 1) Le combat contre Amalec (Ex. XVII, 8-16) (malgré l’indication
de « Rephidîm » comme lieu de la bataille) ; 2) les
éclaireurs en pays de Canaan (Nb. XIII-XIV, 38) ; 3) la tentative
d’entrer en pays de Canaan (Nb. XIV, 39-45) ; 4) la mort de Miriam
(qui consacre la sainteté du site de Qadès) ( Nb. XX,
1) ; 5) le refus du roi d’Edom de laisser passer Moïse et
les siens (Nb. XX, 14-21). Finalement les Hébreux obtiennent
une victoire contre le roi d’Arad « qui habitait le Négeb
» (Nb. XXI, 1-3).
Nous avons vu que deux traditions différentes semblent se mêler dans les récits de l’Exode. D’une part, une fuite qui revêt un motif strictement religieux (Ex. VII, 16 – X, 28-29 – XIV, 5), d’autre part une expulsion ou un bannissement (Ex. XII, 31-33 – XIV, 5) Nous avons émis l’hypothèse que les Hébreux n’ont pas émigré en masse en même temps, mais qu’ils sont sortis en deux ou plusieurs groupes, au cours d’une période plus ou moins longue. Les uns ont pu s’enfuir, les autres ont pu être expulsés. La tradition de Qadès a été recueillie dans cet ensemble de mémoires que l’on a cherché à unifier pour produire « l’histoire » et la loi fondamentale d’Israël.
« Moïse se leva, avec Josué, son officiant, et Moïse
monta à la montagne d’Elohim. » (Ex. XXIV, 13)
La tradition Elohiste, qui ne parle jamais que de « la montagne
d’Elohim » évoque l’épiphanie divine
comme un orage : « Il y eut des tonnerres, des éclairs
et une lourde nuée sur la montagne, la voix du schofar très
forte : tout le peuple qui était dans le camp tressaillit. »
(Ex. XIX, 16)
Quelle est cette montagne ? Les sources bibliques évoquent-elles
toujours la même montagne ?
La source Yahviste emploie le nom « Sinaï », repris
par le Rédacteur sacerdotal. Le dieu-lune, que l’on représentait
à l’image du taureau (les croissants lunaires symbolisant
les cornes), était appelé Sin dans le sud de l’Arabie
comme chez les Babyloniens et chez les Assyriens. Le Sinaï fait
référence au dieu-lune, avec une désinence araméenne
« aï » signifiant « la ruine ». Le Sinaï
peut désigner « le désert du Sinaï »
(Ex. XIX, 1) ou « le mont Sinaï » (Ex. XIX, 11).
Le nom de « mont Sinaï », donné au Djebel Moussa
(le « mont de Moïse » qui culmine à 2244 m au
sud de la péninsule de même nom), date du IVe siècle.
Des moines byzantins s’installèrent sur les pentes de la
montagne, au lieu même où ils situaient l’épisode
du buisson ardent. Peu après, Justinien fit construire le monastère
et la basilique. Ceux qui soutiennent la thèse du mont Sinaï,
actuellement nommé, comme le Sinaï biblique remarquent :
« Il y a onze jours de Horeb, par la route du mont Séïr,
jusqu’à Qadès-Barnêa. » (Dt I, 2)
Plusieurs thèses, au cours de l’histoire, ont soutenu un
lieu, plus tôt qu’un autre, comme Sinaï biblique. La
tradition juive, quant à elle, est restée indifférente
aux questions soulevées par la localisation du mont Sinaï.
Il est d’ailleurs étonnant que la situation de ce haut
lieu biblique ait été oubliée.
Ecartant le mont Sinaï actuel, situé dans la péninsule
égyptienne, la thèse qui place la montagne biblique en
Arabie, au confluent du golfe d’Aqaba et de la mer Rouge est celle
qui présente le plus d’arguments. La théophanie
du Sinaï évoque une éruption volcanique. La tradition
Yahviste est claire : « Et le mont Sinaï était tout
fumant, face à Yhwh qui y était descendu dans le feu,
et sa fumée montait comme la fumée d’une fournaise
; toute la montagne tremblait fort. Et la voix du schofar allait en
se renforçant de plus en plus. » (Ex. XIX, 18-19) L’image
de « la colonne de feu et de nuée » (Ex. XIV, 24)
évoque également un volcan.
Le Rédacteur sacerdotal poursuit : « Moïse monta sur
la montagne et la nuée couvrit la montagne. La gloire de Yhwh
demeura sur le mont Sinaï et la nuée le couvrit durant six
jours. Au septième jour, il appela Moïse du milieu de la
nuée. L’aspect de la gloire de Yhwh était comme
un feu dévorant au sommet de la montagne, aux yeux des fils d’Israël.
Moïse entra donc au milieu de la nuée et monta à
la montagne. » (Ex. XXIV, 15-18)
La tradition Deutéronomiste ajoute : « Vous vous êtes
tenus au pied de la montagne, tandis que la montagne était embrasée
par le feu jusqu’au cœur des cieux dans des ténèbres
de nuée et de brume. Alors Yhwh vous parla du milieu du feu :
vous entendiez la voix des paroles, mais vous ne voyiez pas d’image
: rien qu’une voix ! » (Dt. IV, 11-12) « Et, quand
vous entendîtes la voix du milieu des ténèbres,
la montagne étant embrasée par le feu (…) Voici
que Yhwh, notre dieu, nous a fait voir sa gloire et sa grandeur, nous
avons entendu sa voix du milieu du feu ; en ce jour nous avons vu que
Dieu parlait avec l’homme et que celui-ci survivait. » (Dt.
V, 23-24) « La montagne était embrasée par le feu
et les deux tables de l’alliance étaient en mes deux mains.
» (Dt. IX, 15)
La tradition prophétique relie également les théophanies
et les éruptions volcaniques : « Si tu déchirais
les cieux et descendais, devant toi les montagnes seraient liquéfiées.
Ce serait comme lorsque le feu embrase les fagots, comme lorsque le
feu fait bouillir l’eau. » (Is. LXIII, 19-LXIV, 1) «
Oui, voici que Yhwh sort de son lieu, il descend et foule les hauteurs
de la terre : sous lui fondent les montagnes, les vallées se
fendent, comme la cire en présence du feu, comme des eaux qui
s’écoulent sur une pente. » (Mi. I, 3-4)
S’il n’y a pas de volcans dans la péninsule du Sinaï,
il y en a en Arabie du nord ! Le volcan nommé Hala’ el-Bedr
(« le cratère de la pleine lune »), aujourd’hui
en sommeil, est désigné comme le mont Sinaï biblique.
Les toponymes de la région ajoutent de la crédibilité
à la thèse. On retrouve quelque peu les onze jours de
marche du Sinaï à Qadès-Barnêa (Dt I, 2)
La source Deutéronomiste se défend d’utiliser le terme « Sinaï » et désigne toujours la montagne sous le nom « Horeb », terme qui ne vient pas des traditions anciennes. Le nom « Horeb » n’apparaît qu’en Ex. III, 1 et XVII, 6, sous forme de gloses, et en XXXIII, 6, qui semble une addition. Il est habituellement dit que le terme « Horeb » signifie l’aridité. Mais une toute autre étymologie pourrait indiquer un lieu de célébration du dieu Horus. Har Karkom, la montagne sacrée qui domine le désert de Paran et le pays de Madian, présente quelques arguments pour se voir considérée comme « la montagne d’Elohim ». Elle correspond mieux à l’affirmation du Deutéronome : « Il y a onze jours de Horeb, par la route du mont Séïr, jusqu’à Qadès-Barnêa. » (Dt I, 2) L’absence de documentation archéologique pour la période de l’Exode n’est par rédhibitoire, puisque tous les lieux envisagés présentent les mêmes lacunes. La tradition Deutéronomiste proposerait-elle une autre montagne que la tradition Yahviste ? « La montagne d’Elohim » de la tradition Elohiste serait-elle le mont Horeb ? De telles incertitudes renvoient aux mystères des récits légendaires.